vendredi 20 novembre 2009

Les Grands Arrêts du Conseil d’Etat


TC, 8 février 1873, Blanco : Compétence du juge administratif pour connaître de la responsabilité à raison des dommages causés par des services publics.



TC, 30 juillet 1873, Pelletier : Responsabilité de l'administration et responsabilité de ses agents.

CE, 19 février 1875, Prince Napoléon : Abandon du mobile politique pour définir l'acte de gouvernement.


CE, 13 décembre 1889, Cadot : Abandon de la théorie du ministre-juge.

CE, 21 juin 1895, Cames : Naissance de la responsabilité sans faute.


CE, 10 janvier 1902, Compagnie nouvelle du gaz de Deville-lès-Rouen : Mutabilité des contrats administratifs.

TC, 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint-Just : Exécution forcée des décisions administratives.


CE, 10 février 1905, Tomaso Grecco : Responsabilité en matière de police.

CE, 21 décembre 1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey – Tivoli : Recevabilité du recours pour excès de pouvoir.


CE, 4 avril 1914, Gomel : Contrôle par le juge de la qualification juridique des faits à laquelle se livre l'administration.

CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux : Théorie de l'imprévision.


CE, 28 juin 1918, Heyriès : Théorie des circonstances exceptionnelles.

CE, 26 juillet 1918, Epoux Lemonnier : Responsabilité de l'administration à raison de fautes commises par ses agents.


CE, 28 mars 1919, Regnault-Desroziers : Responsabilité pour risque.


CE, 8 août 1919, Labonne : Existence d'un pouvoir réglementaire de police au plan national.


TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l'Ouest africain : Service public industriel et commercial.

CE, 3 novembre 1922, Dame Cachet : Pouvoir de retrait d'une décision individuelle créatrice de droits.


CE, 30 novembre 1923, Couitéas : Responsabilité pour rupture de l'égalité devant les charges publiques.

CE, 26 décembre 1925, Rodière : Effet rétroactif de l'annulation contentieuse.


CE, 30 mai 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers : Intervention économique de la puissance publique.

CE, 19 mai 1933, Benjamin : Contrôle des atteintes portées par le pouvoir de police à la liberté de réunion.


TC, 8 avril 1935, Action Française : Théorie de la voie de fait.

CE, 7 février 1936, Jamart : Tout chef de service dispose d'un pouvoir réglementaire pour organiser ses services.


CE, 14 janvier 1938, Société anonyme des produits laitiers "La Fleurette" : Responsabilité du fait des lois.

CE, 13 mai 1938, Caisse primaire "Aide et protection" : Personnes morales de droit privé et service public.


CE, 2 avril 1943, Bouguen : Compétence du Conseil d'État à l'égard des ordres professionnels.

CE, 5 mai 1944, Dame veuve Trompier-Gravier : Principe de respect des droits de la 
défense.


CE, 25 juin 1948, Société du journal "L'Aurore" : Principe de non-retroactivité des actes administratifs.

CE, 27 mars 1949, Véron-Réville : Réintégration du fonctionnaire illégalement évincé de l'administration.


CE, 18 novembre 1949, Demoiselle Mimeur : Responsabilité de l'administration en cas de faute non dépourvue de tout lien avec le service.

CE, 17 février 1950, Ministre de l'agriculture c/ Dame Lamotte : Principe selon lequel toute décision administrative peut faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir.


CE, 7 juillet 1950, Dehaene : Droit de grève des fonctionnaires.

CE, 28 juillet 1951, Laruelle et Delville : Responsabilité des agents publics : l'action récursoire de l'administration.


CE, 28 mai 1954, Barel : Liberté d'opinion des fonctionnaires.

CE, 20 avril 1956, Epoux Bertin et ministre de l'agriculture c/ consorts Grimouard : Critère du service public et qualification de contrat administratif ou de travaux publics.


CE, 31 mai 1957, Rosan Girard : La notion d'acte inexistant.

CE, 26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs-conseils : Le pouvoir réglementaire autonome est soumis aux principes généraux du droit


CE, 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot : Annulation d'une ordonnance du Président de la République.

CE, 28 mai 1971, Ville Nouvelle-Est : Expropriation pour cause d'utilité publique : la théorie du bilan.


CE, 8 décembre 1978, G.I.S.T.I., C.F.D.T. et C.G.T. : Droit de mener une vie familiale normale.

CE, 22 décembre 1978, Ministre de l'intérieur c/ Cohn-Bendit : Portée juridique des directives communautaires.


CE, 3 février 1989, Compagnie Alitalia : Obligation pour l'administration d'abroger les règlements illégaux.

CE, 20 octobre 1989, Nicolo : Supériorité des traités sur les lois.


CE, 10 avril 1992, Epoux V. : Responsabilité du service public hospitalier.

CE, 17 février 1995, Hardouin et Marie : Mesures d'ordre intérieur.


CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge : Ordre public et dignité de la personne humaine.

CE, 3 juillet 1996, Moussa Koné : Interprétation d'un traité d'extradition conformément à un principe constitutionnel.

CE, 3 novembre 1997, Société Yonne Funéraire, Société Intermarbres, Société Million et Marais : Contrôle des actes de dévolution des services publics au regard du droit de la concurrence.


CE, 30 octobre 1998, M. Sarran, M. Levacher et autres : Supériorité de la Constitution, dans l'ordre juridique interne, sur les traités.

CE, 26 octobre 2001, M. Ternon : Délai de retrait par l'administration d'un acte individuel créateur de droits entaché d'illégalité.


CE, 18 décembre 2002, Mme Duvignères : Conditions de recevabilité du recours pour excès de pouvoir à l'encontre d'une circulaire.

CE, 11 mai 2004, Association AC ! et autres : Pouvoir reconnu au juge de moduler dans le temps les effets d'une annulation contentieuse.


CE, 24 mars 2006, Sté KPMG et autres : Reconnaissance en droit interne d'un principe de sécurité juridique.

CE, 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres : Articulation entre l'ordre juridique national et celui de la Communauté européenne.


CE, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation : Ouverture d'une voie de recours directe contre les contrats administratifs au bénéfice des concurrents évincés de leur conclusion – Dérogation au principe de l'application immédiate de la règle jurisprudentielle nouvelle.

CE, 30 octobre 2009, Mme Perreux : abandon de la jurisprudence CE, 1978, Cohn-Bendit. Applicabilité directe des directives communautaires non transposées dans le délai fixé.

Le droit interne et les actes communautaires

Daniel Cohn-Bendit en mai 68.
Dans la hiérarchie des normes nationales, le droit dérivé européen a la même valeur que le droit international. La jurisprudence du Conseil d'Etat va dans le sens d'une reconnaissance progressive de la supériorité des règlements et des directives d'origine communautaire sur les lois.

L'arrêt Nicolo (CE, 1989, Nicolo) signe la reconnaissance par le CE de la supériorité des traités sur les lois. En d'autres termes, le droit originaire communautaire prime sur les dispositions législative prises par le Parlement français. Mais qu'en est-il du droit dérivé (le droit produit par les institutions européennes) ?


1/ Parmi les actes réglementaires de la communauté, on trouve les règlements et les directives.


A/ Les règlements européens sont directement applicables dans l'ordre juridique interne et ne génèrent pas de conflits avec les dispositions normatives des ordres nationaux. L'arrêt Boisdet du Conseil d'Etat reconnaît sans difficultés que les règlements communautaires ont une supériorité sur les lois, mêmes plus récentes (CE, 1990, Boisdet).


B/ Le cas des directives européennes est plus délicat parce qu'elles laissent la liberté aux Etats de transposer le texte dans l'ordre interne au moyen d'une loi ou d'un décret. L'art. 249 TCE rappelle qu'une directive lie tous les Etats membres tout en laissant "aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens".

En outre, la distinction de la directive et du décret communautaire est rendue assez floue par la rédaction, de plus en plus souvent précise, des directives (le but étant de laisser une faible marge de manœuvre aux instances nationales quant au choix des modalités d'application de la directive).


2/ Sur la question de savoir si une directive est supérieure ou non à la loi nationale, les jurisprudences de la Cour de justice européenne (CJUE) et du Conseil d'Etat (CE) sont donc, un temps, demeurées contradictoires.


A/ Tout d'abord, les jurisprudences se sont opposées. Si la CJUE juge qu'une directive même non transposée, peut s'appliquer si elle est suffisamment précise directement dans les Etats membres (CJUE, 1970, Société SACE et CJUE, 1974, Van Duyn), le CE dans l'arrêt Cohn-Bendit (CE, 1978, Ministre de l'intérieur c/ Cohn-Bendit) suit une autre voie. Le CE estime qu'un justiciable, en l'espèce Daniel Cohn-Bendit, ne peut pas invoquer une directive pour contester une décision administrative, même si l'État n'a pas respecté son obligation de transposition. Daniel Cohn-Bendit s'est en effet opposé au refus d'abrogation de l'arrêté d'expulsion sont il avait été l'objet en 1968. Il donne ainsi l'occasion au Conseil d'Etat de rappeler que, sans des mesures nationales de transposition, une directive n'a aucune portée légale pouvant motiver l'abrogation d'un arrêté.


B/ Par la suite, les jurisprudences se sont rejointes. La CJUE nuance sa position dans un nouveau jugement du 5 avril 1979 (CJUE, 1979, Ministère public c/ Tullio Ratti). Elle estime alors qu'une directive n'obtient un effet direct qu'une fois le délai imparti pour sa transposition dépassé.

De même, le CE accorde une portée plus large aux directives, même non transposées. Il considère notamment que tout acte réglementaire national contrevenant à une directive doit être modifié (CE, 1989, Compagnie Alitalia).

Trois ans plus tard, le CE accepte de faire prévaloir la directive sur la loi à compter du dépassement de son délai de transposition (CE, 1992, Sociétés Rothmans International et Philip Morris).

Enfin, le CE estime que cette prévalence de la directive s'étend à toute règle de droit interne (CE, 1998, Tête). Dès lors, la jurisprudence Cohn-Bendit est écartée de fait au profit de la portée des directives en droit interne.

Récemment, un arrêt a définitivement mis fin à la jurisprudence Cohn-Bendit. Le Conseil d'Etat reconnaît l'effet direct des directives, ce qui permet à tout justiciable de se prévaloir des dispositions précises et inconditionnelles d'une directive à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif (CE, 2009, Emmanuelle Perreux). Il reconnait donc, de droit, la supériorité des directives sur les actes administratifs nationaux une fois le délai de transposition dépassé.

mercredi 18 novembre 2009

Les sources du droit européen

Le droit européen dispose de deux sources principales : le droit de l'Union européenne et la Convention européenne des droits de l'homme. Depuis le 1er janvier 2009, l'Union européenne comporte 27 Etats membres. Quant à la Convention européenne elle est signée par les 47 Etats membres du Conseil de l'Europe. Ces deux sources font du droit européen un droit doté de ses caractéristiques propres et qui ne s'identifie ni au droit international, ni au droit national.


1/ En droit européen, on distingue le droit originaire composé des différents traités et le droit dérivé qui est produit par les institutions européennes. 


A/ Le droit européen originaire est composé des différents traités. 

L'acte de naissance du droit de l'Union européenne est celui de la signature de trois traités : 
  • le traité de Paris (1951) instituant la CECA : Communauté économique du charbon et de l'acier ;
  • les deux traités de Rome (1957) instaurant : 
    • l'un la CEE : Communauté économique européenne ;
    • l'autre la CEEA : Communauté européenne de l'énergie atomique ou Euratom. 
Ces traités ont connu par la suite des modifications du fait de l'élargissement progressif de l'Union et de l'aménagement des institutions. 

Cinq autres traités importants sont venus compléter la construction du droit de l'Union : 
  • l'Acte unique (1986) : il ouvre la voie à la réalisation du marché unique ; 
  • le traité de Maastricht (1992) : aussi appelé le traité de l'Union européenne (TUE), il est le traité constitutif de l'Union européenne (il définit notamment trois piliers : communautés européennes, politique étrangère et coopération judiciaire - et lance l'union économique monétaire) ; 
  • le traité d'Amsterdam (1997) : crée un espace commun de liberté, de sécurité et de justice ; 
  • le traité de Nice (2001) : réforme les modalités de prise de décision en vue de l'élargissement à 27 de l'UE ; 
  • le traité de Lisbonne (2007) : transforme l'architecture institutionnelle de l'UE et se substitue au Traité établissant une Constitution pour l'Europe refusé par les Français et les Néerlandais en 2005. 
Tous ces traités se présentent sous la forme d'engagements internationaux ratifiés par chaque Etat membre. Toutefois la portée de ces traités, du fait de leur contenu, dépasse celle des conventions internationales classiques. La mise en place des institutions européennes induit un transfert de compétence pour permettre à un ordre juridique communautaire de s'édifier aux côtés des ordres juridiques nationaux, notamment par la possibilité offerte à ces nouvelles institutions de créer du droit. 


B/ Le droit européen dérivé est le produit des institutions européennes.  

L'article 249 du Traité de la Communauté européenne (art. 249 TCE - le TCE désigne la version consolidée du traité de Rome sur la CEE signé en 1957) donne aux instances communautaires des compétences normatives originales : 
"pour l'accomplissement de leur mission et dans les conditions prévues au présent traité, le Parlement européen conjointement avec le Conseil, le Conseil et la Commission arrêtent des règlements et des directives, prennent des décisions et formulent des recommandations ou des avis". 
Cet art. 249 TCE détermine ensuite la portée de ces différents actes : 
  • le règlement a une portée générale, il est obligatoire dans tous ses éléments et il est directement applicable dans tout État membre ; 
  • la directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ; 
  • la décision est obligatoire dans tous ses éléments pour les destinataires qu'elle désigne ; 
  • les recommandations et avis sont consultatifs : ils ne lient pas les Etats membres. 
Cette distinction s'explique par un principe qui s'est formé en parallèle de la construction européenne : le principe de subsidiarité. Selon l'art. 5 TCE
"dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n'intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres". 
Autrement dit, le principe de subsidiarité consiste à favoriser le niveau national de décision par rapport au niveau communautaire, tant que ce dernier n'est pas dans la capacité d'agir plus efficacement.

Malgré ce principe, le droit communautaire tend à prendre une place de plus en plus importante dans le droit national. En 2005, 5000 règlements et 1200 directives sont en vigueur dans l'UE. D'après un rapport du Conseil constitutionnel de 1992, près d'une règle sur six auxquelles un français doit se conformer est d'origine communautaire.


2/ Outre le droit de l'Union européenne, le droit européen possède comme autre source la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) signé à Rome le 4 novembre 1950 par les pays membre du Conseil de l'Europe


Insistant sur le droit de la personne (droit à la vie, interdiction de l'esclavage, etc.), elle protège les droits et libertés fondamentaux dans l'ensemble des pays signataires. 

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) siège de manière permanente à Strasbourg. 

Il faut noter que la souscription de la France à cette Convention est tardive : sa ratification a été prononcée le 3 mai 1974, signé par le président Poher alors qu'il exerçait l'intérim du président de la République. L'une des raisons possibles est que la Constitution française assure déjà, par le biais du bloc de constitutionnalité, une protection des droits fondamentaux de ses citoyens. L'arrêt Kruslin du 24 avril 1990 rendu par la Cour de Strasbourg a permis cependant de renforcer cette protection en comblant les lacunes du droit français en matière d'écoutes téléphoniques (CEDH, 1990, Kruslin c/ France).

Le contrôle de conventionnalité

La Constitution française du 4 octobre 1958 prévoit que le droit international prime sur le droit interne (art. 55 C). Saisi par soixante députés à propos de la loi IVG en application de l'art. 61 C, le Conseil constitutionnel (CC) refuse de trancher sur la question de la conformité ou non de cette loi avec la CEDH. En revanche, dans cette même décision CC, 1975, Loi IVG, le CC affirme que la loi IVG n'est pas contraire aux principes à valeur constitutionnelle de la République française. Cette décision amène donc à distinguer :
  • contrôle de constitutionnalité : contrôle de la conformité des lois à la Constitution, pour lequel le CC est compétent ;
  • contrôle de conventionnalité : contrôle de la conformité des lois par rapport aux traités, pour lequel il se déclare incompétent.


1/ Avec CC, 1975, Loi IVG, le CC affirme clairement qu'il n'exerce pas de contrôle de conventionnalité. 


A/ Le CC s'étant déclaré incompétent pour exercer un contrôle de conventionnalité des lois, il revient implicitement aux juridictions ordinaires de le faire sous le contrôle de la Cour de Cassation et du Conseil d'Etat (qui sont les juridictions suprêmes respectivement de l'ordre judiciaire et de l'ordre administratif). Le Conseil constitutionnel confirme explicitement cette interprétation dans des décisions ultérieures (CC, 1986, Loi relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France ; CC, 1989, Loi de finance pour 1990).

Si la Cour de Cassation (Cass) répond favorablement à cette invitation quelques mois seulement après la décision du CC (Cass, 1975, Société des Cafés Jacques Vabre), le CE continue d'appliquer son ancienne jurisprudence dite "des semoules" (CE, 1968, Syndicat des fabricants de semoules de France) selon laquelle la loi reste supérieure au traité lorsqu'elle est postérieure. 


B/ Ce n'est que suite à l'arrêt Nicolo, (CE, 1989, Nicolo), que le CE réalise un revirement de jurisprudence, et accepte de contrôler la compatibilité d'une convention avec la législation française. A partir de cet arrêt, le contrôle de conventionnalité devient une tâche quotidienne des juridictions administratives : elles sont désormais habilitées à écarter toute loi qu'elles estiment contraire à la convention. C'est d'ailleurs le cas pour le CE dans 20 % des affaires. A titre d'exemple, ces contrôles de conventionnalité ont porté sur l'objection de conscience (CE, 1990, Chardonneau) ou sur la mise sur le marché de la pilule abortive (CE, 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques).


2/ Suite à la décision Nicolo, la jurisprudence du CE s'est dirigée vers une intégration croissante des traités internationaux dans l'ordre juridique interne, ce qui a conduit à rapprocher le contrôle de conventionnalité du contrôle de constitutionnalité.


A/ C'est à l'occasion de l'arrêt Koné (CE, 1996, Moussa Koné) que le contrôle de conventionnalité est apparenté à un contrôle de constitutionnalité, mais par voie d'exception (en l'espèce, il est demandé au CE de réaliser un contrôle de la conformité d'un décret à la légalité : ce décret autorisait l'extradition demandée pour motif politique par le Mali d'un de ses ressortissants). Dans cet arrêt, le CE considère que cette demande d'extradition doit être appréciée au regard "du principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR), selon lequel l'Etat doit refuser l'extradition d'un étranger lorsqu'elle est demandée dans un but politique"

Normalement, le CE aurait dû faire application de sa jurisprudence Nicolo selon laquelle un traité est toujours supérieur à la loi. Mais cette application aurait conduit à réduire la protection des individus susceptibles d'être extradés. S'appuyant sur une loi datant de 1927 interdisant l'extradition de ressortissants étrangers lorsqu'elle est demandée pour motif politique, le CE décide d'ériger la prohibition du but politique de l'extradition en PFRLR, ce qui lui confère un niveau constitutionnel. 

Par conséquent, le CE dispose de la capacité de proclamer de tels principes alors même qu'il existe, depuis la Ve République, un Conseil constitutionnel chargé de s'en occuper. C'est pourquoi le CE réalise dans cette décision un contrôle de constitutionnalité par voie d'exception. Contrairement au recours par voie d'action, le recours par voie d'exception appelle un jugement revêtu de l'autorité relative de chose jugée (il n'a donc pas d'effet à l'égard de tous, en latin : erga omnes). 


B/ L'extension du contrôle du juge est perceptible dans la jurisprudence du CE. En effet, le juge chargé de l'application peut à présent contrôler la régularité des traités, alors qu'auparavant, étant regardés comme des actes de gouvernement, il ne pouvait que se borner à vérifier leur existence matérielle. Par exemple, il est arrivé au juge de contrôler que le traité a bien reçu l'autorisation du Parlement (CE, 1998, SARL du Parc d'activités de Blotzeim). Le CE permet au requérant d'invoquer une irrégularité par voie d'exception à l'occasion de l'application d'un traité (CE, 2003, Aggoun). Il n'oblige plus le JA à renvoyer les affaires soulevant des difficultés d'interprétation des traités au ministre des Affaires étrangères, mais lui permet d'interpréter les traités directement (CE, 1990, GISTI).


3/ Le régime juridique des normes internationales s'intègre progressivement dans le régime juridique général des règles de droit, ce qui a conduit à augmenter l'indistinction entre contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité.


A/ Préparant la révision constitutionnelle de 2008, le comité Balladur prend acte du fait qu'à présent "tout juge de l'ordre judiciaire ou administratif peut, à l'occasion du litige dont il est saisi, écarter l'application d'une disposition législative au motif qu'il l'estime contraire à une convention internationale", il nuance cependant en précisant qu'il "ne lui appartient pas d'apprécier si la même disposition est contraire à un principe de valeur constitutionnelle"

Il prend acte également du fait qu'en pratique, les principes dont le JA fait application sont voisins, ne serait-ce que pour la DDHC que l'on trouve mentionné en préambule de la Constitution. Cette proximité tend à une dérive : "les justiciables sont portés à attacher plus de prix à la norme de droit international qu'à la Constitution elle-même", ce qui diminue l'importance du CC. Pour ces raisons, le Comité recommande la mise en place de l'exception d'inconstitutionnalité qui est une réforme de la Constitution permettant "à tout justiciable d'invoquer, par la voie dite de l'exception, devant le juge qu'il a saisi, la non-conformité à la Constitution de la disposition législative qui lui est appliquée, à charge pour ce juge d'en saisir le Conseil constitutionnel dans des conditions à définir".


B/ Cette réflexion a donné naissance, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, à l'art. 61-1 C relatif à l'exception d'inconstitutionnalité qui dispose que : 
"lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé". 

Ainsi le constituant a souhaité rétablir la priorité du contrôle de constitutionnalité sur le contrôle de conventionnalité. Compte tenu de la supériorité de la Constitution aux traités, il n'est pas normal que le contrôle de conventionnalité prenne l'ascendant sur le contrôle de constitutionnalité, c'est-à-dire que les traités deviennent plus importants que la Constitution. Ce mécanisme est plus connu aujourd'hui sous les termes de Question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

La supériorité des traités sur la loi

Le droit international a pour objectif de pacifier les relations entre Etats. Mais compte tenu de la souveraineté, il n’existe que parce que les Etats acceptent de s’y soumettre. C’est en ce sens que le Préambule de la Constitution de 1946 dispose que "la République française, fidèle à ses traditions, se conforme" aux règles du droit public international. En régime moniste, le droit international s’incorpore au droit interne des Etats, sans qu’il soit besoin de transposer les normes internationales à l’ordre interne par le truchement de lois ou de règlements. C’est le cas de la France dont l’art. 55 C dispose que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois". Toutefois, un certain nombre de conditions doivent être remplies pour que les traités puissent être considérés par le juge administratif comme une source du droit. 


1/ L’invocation devant le juge des normes internationales par les particuliers doit satisfaire trois exigences : exister, être directement applicables et satisfaire la clause de réciprocité. 


A/ L’existence des traités ou accords renvoie à leur publication et à leur régularité (ratification ou signature et publication). 

La distinction entre traité et accord reprend la distinction issue du droit international (Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969) et repose essentiellement sur la ratification ou non par le chef de l’Etat : 
  • les traités : pris "en forme solennelle", signés par les chefs d’Etat, ratifiés par le président de la République. Ils doivent être habilités par une loi lorsqu’ils touchent aux domaines couverts par l’art. 53 C : "les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l'organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l'Etat, ceux qui modifient des dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l'état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire"
  • les accords : pris en "forme simplifiée", conclu par les ministres, ne nécessitent pas de ratification
Le traité peut être regardé par le juge administratif (JA) comme une source du droit (CE, Ass., 1952, Dame Kirkwood). Pour cela, il doit remplir deux conditions que le juge peut, le cas échéant, vérifier : 
  • la publication au JO (CE, 1971, Hagège et Chiche) ; 
  • la régularité de la ratification (CE, Ass., 1998, SARL du parc d’activités de Blotzeim). 
A titre d’exemple, concernant la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen (DUDH) de 1948, le CE juge qu’elle n’a pas été ratifiée dans les conditions fixées par l’art. 55 C, puisqu’aucune loi d’habilitation n’a été prise (CE, 1992, Battesti). 


B/ Pour être une source du droit interne, la norme internationale doit aussi avoir un caractère directement applicable. Cette exigence vient du fait que le droit international n’a vocation à l’origine qu’à régir les relations entre Etats. 

Deux conditions pour qu’une norme internationale soit invocable : 
  • la norme doit avoir entendue conférer des droits au particulier : le juge apprécie ce critère au regard de l’intention des parties au traité. Cas typique : le CE distingue deux sortes d’article dans la Convention de New York relative au droit de l’enfant de 1990 : 
    • les articles accordant des droits aux enfants : l’art. 3-1 stipule que l’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale (CE, 1997, Dlle Cinar) ; 
    • les articles créant seulement des obligations entre Etats sans ouvrir de droits aux intéressés (CE, 1994, Préfet de la Seine-Maritime) ; 
  • la norme doit être suffisamment précise et inconditionnelle : ainsi certaines stipulations du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et au code européen de Sécurité sociale ne se sont pas vu reconnaître d’applicabilité directe pour ce motif (CE, Ass., 1999, Roquette). 

C/ La dernière condition est la satisfaction de la clause de réciprocité : "sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie" (art. 55 C). Elle est relativement peu soulevée par la jurisprudence et sa vérification dépend bien souvent du rapport des forces en présence sur l'échiquier international.


2/ Une fois ces trois conditions satisfaites, les traités et accords ont "une autorité supérieure à celle des lois" (art. 55 C). Cette supériorité a néanmoins été reconnue progressivement par le JA.


A/ Si le CE a rapidement accepté de faire primer les traités sur les lois qui leur sont antérieures (CE, 1972, Dame veuve Sadok Ali), du fait d’une tradition légicentriste, il a cependant longtemps estimé qu’il ne lui appartenait pas de contrôler la compatibilité d’une loi postérieure à un traité (CE, Sect., 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France). En suivant la jurisprudence "des Semoules", il a fait application de la théorie de la loi-écran : la loi faisant écran au traité, le JA refusait de contrôler les actes qui résultaient directement de l'application d'une loi. Ce point de vue était logique puisque le rôle principal de l'administration est d'exécuter des lois. Il était donc normal que le CE, juridiction suprême de l'ordre administratif, n'entérine pas de lui-même une position qui revenait à affranchir l'ordre administratif de sa principale mission. 

En outre, cette position du CE a ensuite été renforcée par le CC qui a décidé qu'il ne lui appartenait pas de contrôler lui-même la conformité d’une loi à une convention internationale. Dans la décision CC, 1975, Loi relative à l’IVG, il refuse d’examiner la question de l’incompatibilité entre la loi relative à l’IVG et le droit à la vie prévu par l’art. 2 CEDH. La conséquence est une absence totale de contrôle des lois postérieures au traité par rapport à ce dernier (en contradiction avec la lettre de l’art. 55 C). Cette importante décision signifie que le CC se borne à examiner la conformité des lois aux normes de valeur constitutionnelle, mais qu’il se déclare incompétent pour examiner leur éventuelle contradiction avec les traités (en l’espèce, la CEDH). Pour motiver sa décision, il précise que la supériorité des traités sur les lois présente un caractère relatif (elle dépend des rapports de l'Etat avec les parties du traité) et contingent (à cause de la clause de réciprocité), alors que la supériorité de la Constitution sur les traités est, elle, absolue et définitive. 


B/ Cependant, des revirements de jurisprudence vont être opérés par la suite : 
  • la Cour de cassation : dans Cass., 1975, Société des cafés Jacques Vabre, elle estime qu'il revient au juge ordinaire d'écarter la loi si elle contredit une disposition prise dans un engagement international ; 
  • le CC statuant comme juge électoral : dans CC, 1988, Election dans la 5 circonscription du Val d’Oise, le juge électoral étant un juge ordinaire, le CC estime qu’il peut s'interroger sur la compatibilité d'une loi avec un traité à la manière de la Cour de cassation et suit la jurisprudence des cafés Jacques Vabre (alors même qu’en tant que juge constitutionnel, il s’est déclaré incompétent). 
Ces revirements conduisent le JA à revenir sur sa position initiale. Dans CE, Ass., 1989, Nicolo, le CE rejoint la Cour de cassation et accepte de contrôler la compatibilité de toutes les lois, quelle que soit leur date, par rapport aux stipulations des traités, sous réserve des autres conditions (réciprocité notamment). Cet arrêt Nicolo est une véritable révolution dans le droit administratif car il permet aux requérants d’invoquer directement devant le juge toutes les normes écrites d’origine internationale. Le juge peut à présent écarter l’application d’une loi qui serait contraire aux engagements internationaux pris par ailleurs, et ce, même si la loi est postérieure au traité (application à la lettre de l’art. 55 C). 

Cet arrêt Nicolo met donc fin : 
  • au dualisme encore persistant dans la jurisprudence "des semoules" entre droit interne et droit international ; 
  • à l'isolement du Conseil d'Etat, puisque depuis les années 70, la plupart des cours suprêmes européennes ont reconnu la supériorité des traités sur les lois. 
Deux exemples d’application concrète : 
  • CE, Ass., 1991, M. Belgacem et Mme Babas : un ressortissant étranger en situation irrégulière qui devrait être expulsé, ne le sera pas s’il entre dans les stipulations de l’art. 8 CEDH protégeant les atteintes disproportionnées à une vie familiale normale ; 
  • CE, Ass., 2007, Gardedieu : un particulier pourra se voir indemnisé par le juge d’un préjudice qui résulterait pour lui d’une loi contraire à un engagement international de la France.

mardi 17 novembre 2009

Les traités et les révisions constitutionnelles

La procédure de révision constitutionnelle est inscrite à l'art. 89 C. Elle nécessite le consensus du pouvoir exécutif (le Président de la République et le Premier ministre) et du pouvoir législatif (le Parlement). Elle peut être soit d'initiative parlementaire (proposition de loi constitutionnelle), soit d'initiative gouvernementale (projet de loi constitutionnelle), mais de fait, toutes les révisions constitutionnelles faites au moyen de l'art. 89 C (22 sur 24) ont été d'initiative gouvernementale. Parmi ces 22, on compte 7 révisions constitutionnelles liées aux traités internationaux, dont 5 sont liées directement aux traités européens.


1/ La procédure de révision se déroule selon les dispositions de l'art. 89 C, est ses limites sont encadrées par la Constitution.


A/ Lorsque la révision est d’initiative gouvernementale, elle appartient au président de la République, sur proposition du Premier ministre. L'examen des projets ou propositions de loi constitutionnelle se déroule devant chaque assemblée selon la procédure législative du droit commun. La navette se poursuit jusqu'à ce que le texte soit voté dans les mêmes termes par les deux chambres. A la différence de ce qui est prévu dans le cadre de la procédure législative ordinaire, le Gouvernement ne peut interrompre la navette en demandant la réunion d'une commission mixte paritaire (CMP), ni demander à l'Assemblée nationale de statuer définitivement. 

Un projet ou une proposition de loi constitutionnelle peut être définitivement adoptée de deux manières : 
  • l'approbation par référendum (sur les 22 lois constitutionnelles adoptées depuis 1958, une seule a été soumise au référendum, celle relative à la réduction à 5 ans du mandat présidentiel) ;
  • l'approbation des deux assemblées réunies en Congrès : elle n'est valable que pour les projets de lois et il revient au président de la République de la choisir. 
Le Congrès, dont le Bureau est celui de l'Assemblée nationale, se réunit à Versailles. Ayant pour seule mission d'approuver le texte adopté par les deux assemblées, en lieu et place du peuple souverain, il ne peut pas le modifier. Ses débats sont donc limités à une explication de vote présentée par chaque groupe politique de l'Assemblée et du Sénat. Pour que le projet de loi constitutionnelle soit approuvé, le vote doit être acquis à une majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés.


B/ Les procédures de révision sont encadrées par la Constitution : 
  • l'art. 89 C précise que la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision. Il prévoit également qu'aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire ; 
  • l'art. 7 C écarte la possibilité de recourir à la procédure de révision prévue par l'art. 89 C en cas de vacance du pouvoir. Un président de la République par intérim ne détient pas de droit d'initiative en matière de révision constitutionnelle. 


2/ Concernant les modifications relatives aux traités internationaux, il faut remarquer l'influence particulière du droit européen sur la Constitution française. 


A/ Les modifications de la Constitution liées aux traités européens sont au nombre de 5. 

(1) La ratification du traité de Maastricht entraîne la révision constitutionnelle de 1992. Cette loi constitutionnelle fait entrer l'Europe dans la Constitution française et lui ajoute un titre XV intitulé "Des communautés européennes et de l'Union européenne" et composé des art. 88-1 à 88-4 C

Cette révision est la conséquence de la décision n°1992-308 DC (CC, 1992, Maastricht I) où le Conseil constitutionnel juge que "le respect de la souveraineté nationale ne fait pas obstacle à ce que (...) la France puisse conclure, sous réserve de réciprocité, des engagements internationaux en vue de participer à la création ou au développement d'une organisation internationale permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l'effet de transferts de compétences consentis par les États membres ; (...) Toutefois au cas où des engagements internationaux souscrits à cette fin contiennent une clause contraire à la Constitution ou portant atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale, l'autorisation de les ratifier appelle une révision constitutionnelle". L'institution de la monnaie unique, ainsi que la création d'une citoyenneté européenne, toutes deux prévues par le Traité de Maastricht, imposent une telle révision de la Constitution. 

Dans le même temps, cette révision constitutionnelle du 25 juin 1992 prévoie la possibilité pour soixante députés ou soixante sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel d'un traité international avant sa ratification ou son approbation (art. 54 C). Soixante députés font usage de ce droit qui donne lieu à la décision n° 92-312 DC (CC, 1992, Maastricht II). Estimant que le Traité a déjà fait lieu d'un contrôle et, que la révision de 1992 a satisfait ses exigences, le CC juge le Traité non contraire à la Constitution. Cette décision permet la ratification du traité, puis son vote par référendum le 20 septembre 1992.

(2) L'application de l'accord de Schengen (1985) nécessite la révision constitutionnelle du 25 novembre 1993. L'accord Schengen prévoie la suppression des contrôles aux frontières et la mise en commun de l'examen et de la délivrance des visas valables pour tout l'espace Schengen. Sur ce dernier point, le Conseil constitutionnel, saisi par le Gouvernement, constate par un avis datant du 23 septembre 1993 qu'une révision de la Constitution est nécessaire pour que la France soit dispensée de l'examen des demandes d'asile par l'un de ses partenaires. La révision constitutionnelle de 1993 suit cet avis et insère dans le titre VI ("Des traités et des accords internationaux"), l'art. 53-1 C prévoyant que la République reconnaît la compétence des pays signataires en matière d'examen des demandes d'asile, et dans un second alinéa, ajoute qu'elle se réserve toutefois le droit de donner asile à un étranger qui sollicite la protection de la France. Les autorités françaises n'ont donc plus l'obligation de réexaminer les demandes d'asile, mais peuvent, si elles le souhaitent, réexaminer une demande d'asile rejetée par un autre Etat signataire.

(3) L'adoption du traité d'Amsterdam (1997) nécessite la révision constitutionnelle du 25 janvier 1999. L'art. 88-2 C qui porte sur les compétences de l'Union européenne, est modifié pour pouvoir lui accorder la détermination des règles relatives à la libre circulation des personnes. L'art. 88-4 C est réécrit afin de prévoir la saisie obligatoire du Parlement sur les projets communautaires et les actes législatifs de l'Union européenne. Le Gouvernement peut également soumettre au Parlement tous les projets ou propositions d'actes émanant d'une institution européenne.

(4) Suite au traité constitutionnel européen, la révision de 2005 a été engagée en vue de réécrire totalement le titre XV consacré à l'Union européenne. Mais après les votes négatifs de la France et des Pays-Bas, cette révision est restée sans portée. Elle a introduit cependant l'obligation du référendum pour approuver l'élargissement futur de l'Union à d'autres pays, la Turquie étant implicitement visée par cet article. L'introduction d'un "verrou référendaire" avait pour but de favoriser la ratification du Traité établissant une Constitution pour l'Europe lors du référendum de 2005. Ce fût un échec. Ce verrou a été supprimé lors de la révision du 23 juillet 2008.

(5) Le traité de Lisbonne donne lieu à la révision du 4 février 2008 (à ne pas confondre avec la révision du 23 juillet 2008, dernière révision en date, relative à la modernisation des institutions). L'art. 88-1 C est modifié afin de permettre à la République de participer à l'Union européenne selon les modalités du traité de Lisbonne. Le Titre XV se trouve remanié. 

De son côté, la révision du 23 juillet 2008 apporte deux modifications d'application immédiate concernant ce titre XV : 
  • art. 88-4 C : les projets ou propositions d’actes des Communautés européennes et de l'Union européenne doivent être soumis par le Gouvernement à l'Assemblée nationale et au Sénat, dès leur transmission au Conseil de l'Union européenne ; 
  • art. 88-5 C : la procédure d'adoption d'un élargissement de l'Union est adoucie puisqu'il est désormais possible d'éviter le recours au référendum en faisant voter le Parlement à la majorité qualifiée des trois cinquièmes. 

B/ En ce qui concerne les traités internationaux, 2 modifications sont intervenues pour intégrer la Cour pénale internationale et le mandat d'arrêt européen dans la Constitution.

(1) La révision constitutionnelle du 8 juillet 1999 permet la ratification du traité instituant la Cour pénale internationale (CPI). Elle introduit l'art. 53-2 C dans le Titre VI de la Constitution relatif aux traités et accords internationaux et dispose que "la République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998".

(2) La loi constitutionnelle du 25 mars 2003 complète l'art. 88-2 C d'un alinéa en vue d'intégrer le mandat d'arrêt européen et dispose que "la loi fixe les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris sur le fondement du Traité sur l'Union européenne".

lundi 16 novembre 2009

La supériorité de la Constitution sur les traités

Le Préambule de la Constitution de 1958 proclame que "la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international". Suivant la IVe République, mais dérogeant aux pratiques constitutionnelles antérieures, le système juridique français de la Ve République est qualifié de moniste, au sens où les traités sont intégrés à l'ordre juridique existant. Dans un système dualiste au contraire, on distingue le droit interne du droit international, les traités et accords internationaux ne concernent alors que les rapports entre les personnes de droit international (Etat ou organisation) et ne pénètrent pas dans la sphère du droit interne.


1/ Le Titre VI de la Constitution de 1958 relatif aux traités et accords internationaux (art. 52 à 55 C) fixe certaines conditions pour qu'une convention internationale soit introduite en droit français. 


L'art. 55 C dispose que :
"les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie". 
Donc trois conditions
  • la ratification ou l'approbation : la ratification s'applique aux traités, normes solennelles qui, selon les termes de l'art. 52 C, sont négociés et ratifiés par le président de la République. Quand à l'approbation, elle relève des accords, qui sont du domaine du ministre des Affaires étrangères. Selon les dispositions du même article, le président est seulement tenu informé des négociations autour d'un accord. L'art. 53 C ajoute que "les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l'organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l'Etat, ceux qui modifient des dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l'état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi"
  • la publication : elle se fait au Journal officiel (JO) ;
  • la réciprocité : enfin, l'autre partie signant la convention doit la respecter, sans quoi elle perd toute force juridique. Dans le cas d'accords multilatéraux, cette clause est difficilement applicable. Elle n'a en outre aucune portée en matière de convention à caractère humanitaire ou de protection des droits fondamentaux.
Une fois ces trois conditions respectées, une convention internationale peut s'intégrer dans l'ordre juridique interne. 


2/ Dans la hiérarchie des normes, la convention internationale reste cependant soumise au respect de la Constitution (dans les faits, on procède à une révision de la Constitution).


En effet, selon l'art. 54 C
"si le Conseil Constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier Ministre, par le Président de l'une ou l'autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après révision de la Constitution". 
Le droit international interdit à un Etat ne se prévaloir de sa Constitution pour échapper aux obligations qu'il aurait contracté suite à un traité ou à un accord. Mais dans l'ordre juridique interne du droit français, la Constitution reste supérieure aux traités. La jurisprudence confirme cette caractéristique :
  • CE, 1998, Sarran et Levacher et C. Cass., 2000, Pauline Fraisse : constatent en termes identiques la primauté de la Constitution sur les traités dans l'ordre interne ; 
  • CC, 2004, Traité établissant une Constitution pour l'Europe : dans cette décision relative au traité établissant une Constitution pour l'Europe, le Conseil constitutionnel place la Constitution "au sommet de l'ordre juridique interne"
Sur le plan pratique et jurisprudentiel, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat ont enclenché des processus de révision constitutionnelle qui ont conduit les traités à influer sur la Constitution. Trois étapes marquantes sont à signaler. 
  • Jusqu'au milieu des années 70, la jurisprudence du Conseil constitutionnel réalise une distinction stricte entre les limitations de la souveraineté et le transfert de souveraineté. Au nom du fait que la seule souveraineté, conformément à l'art. 3 C, est nationale, le Conseil constitutionnel s'oppose à tout transfert de souveraineté, mais accepte les traités qui la limitent. 
  • Au milieu des années 80, cette distinction s'effrite, notamment du fait de la construction européenne, et le Conseil constitutionnel réduit son opposition à tout ce qui relève des conditions essentielles de la souveraineté nationale. 
  • Finalement au début des années 90, avec le Traité de Maastricht, le Conseil constitutionnel juge que l'on atteint, notamment avec la création d'une monnaie unique, les conditions essentielles de la souveraineté nationale, et que par conséquent, il est nécessaire de modifier la Constitution. Dorénavant donc, le Conseil constitutionnel subordonne à une révision de la Constitution toutes les conventions qui comportent une clause contraire à la Constitution.

Les principes généraux du droit public

Les principes généraux du droit (PGD) sont des règles de droit non écrites qui s'imposent au pouvoir réglementaire et à l'autorité administrative. Ils ont une valeur législative tant qu'ils ne sont pas contredits par une loi positive. Les PGD les plus connus sont les principes d'égalité et de liberté. Le juge a ainsi la possibilité de motiver ses décisions à partir d'un ensemble varié de normes qui permettent de garantir et de protéger les droits fondamentaux des citoyens.


1/ Les PGD sont apparus au fil du temps, tout comme la définition de leur contenu et de leur valeur. 


A) La première occurrence dans la jurisprudence de la notion de "principes généraux du droit" se trouve  dans l'arrêt Aramu en 1945. Il faut noter cependant que l'arrêt Dame Veuve Trompier-Gravier avait, un an auparavant, garantit le principe général (le terme PGD n'était pas encore utilisé) du respect des droits de la défense (CE, 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier). 

Trois critères généraux des PGD permettent de les définir : 
  • ils s'appliquent "même en l'absence de texte"(CE, 1945, Aramu) ;
  • ils sont dégagés par le juge à partir de "l'esprit de notre droit" (selon l'expression de Carbonnier), parfois en s'appuyant sur des textes fondamentaux de droit français ou bien de conventions internationales ;
  • ils correspondent à "un certain état de civilisation" (selon l'expression de Braibant et Stirn) : ils ne sont pas inventés par le juge, mais découverts, à un moment donné, à partir de l'état de la conscience collective. Cette découverte à un moment donné explique la dimension évolutive de ces principes. 

B) Leur contenu peut être soit d'ordre philosophique (liberté, égalité, continuité du service public, etc.), soit d'ordre juridique (droits de la défense, existence du recours contre excès de pouvoir, etc.). Quant à leur valeur, le CE leur a attribué une valeur supérieure à celle de tous les actes administratifs. Ils s'imposent également au pouvoir réglementaire tel qu'il est défini par la Constitution. Leur portée peut donc s'étendre jusqu'aux ordonnances prises par le président de la République (CE, 1962, Canal et autres : l'ordonnance du président de la République créant une juridiction d'exception pour juger les crimes et délits commis en Algérie porte gravement atteinte au PGD selon lequel toute décision rendue en dernier ressort peut faire au minimum l'objet d'un recours en cassation). 

Selon l'expression de Chapus, ils une valeur "supradécrétale et infralégislative":
  • supradécrétale : les PGD s'appliquent à l'ensemble du pouvoir réglementaire (CE, 1959, Société des Ingénieurs Conseils) ;
  • infralégislative : une loi peut déroger à un PGD dès lors que la volonté du législateur est formelle (CE, 1965, Union fédérale des magistrats et Sieur Reliquet). 

C) Le Conseil constitutionnel (CC) a également été amené à utiliser les PGD et il a donc précisé leur valeur. L'une des compétences de cette juridiction consiste à déterminer la place des normes dans la hiérarchie du droit. Par conséquent, le CC a dû se prononcer sur la valeur supra-législative ou non de ces principes. Selon les cas, certains principes sont inférieurs à la loi et d'autres ont une valeur constitutionnelle. Les principes généraux à valeur constitutionnelle sont ceux du tirés du bloc de constitutionnalité (Préambule de 1948, Préambule de la Constitution de 1958, DDHC et Charte de l'environnement). Le CC a également dégagé des PGD en les déduisant des textes auxquels le Préambule de la Constitution de 1958 renvoie, par exemple : le droit de mener une vie familiale normale, les droits de la défense, la continuité du service public et le droit au recours pour excès de pouvoir contre toute décision administrative.


2/ Si les PGD ont pu garantir les droits fondamentaux des Français, le CE y recoure de moins en moins lorsque ceux-ci sont déjà inclus dans le bloc de constitutionnel (normes reconnues par le CC comme ayant une valeur constitutionnelle). 


A) Quelques principes généraux du droit à connaître :
  • CE, 1933, Benjamin : du principe de liberté découle notamment la règle selon laquelle une mesure de police ne doit pas imposer des contraintes excédant celles qui sont nécessaires au maintien de l'ordre public. 
  • CE, 1945, Aramu : première occurrence de l'expression "principes généraux du droit"
  • CE, 1948, Société du Journal l'Aurore : principe de non-rétroactivité des actes administratifs. 
  • CE, 1951, Société des concerts du conservatoire : principe d'égalité devant le service public.
  • CE, 1973, Dame Peynet : principe de l'interdiction pour tout employeur public de licencier une femme enceinte. 
  • CE, 1978, GISTI et autres : en s'appuyant sur le Préambule de la Constitution de 1946, le CE affirme que tout homme a "le droit de mener une vie familiale normale". Ce principe gouverne le droit à l'entrée et au séjour des étrangers. La valeur constitutionnelle de ce principe général est reconnue par le CC dans sa décision du 13 août 1993. 
  • CE, 1982, Ville de Toulouse : obligation pour tout employeur public d'attribuer aux agents non titulaires une rémunération au moins égale au SMIC. 
  • CE, 1997, Commune de Gennevilliers : au nom du principe d'égalité, il est aussi possible d'autoriser des mesures visant à renforcer l'égalité des chances, ce qui montre le caractère évolutif des principes généraux. Par conséquent, un conseil municipal peut établir des droits d'inscription à un conservatoire de musique qui varient en fonction du revenu des familles. Ce principe se voit également appliqué par le CC, ce qui permet à l'IEP de Paris de passer des conventions avec des établissements de ZEP afin de favoriser "l'exigence constitutionnelle d'égal accès à l'instruction" (CC, 2001, Loi portant diverses dispositions d'ordre social, éducatif et culturel). 
  • CE, 2006, KPMG et autres : le CE reconnaît l'existence du principe de sécurité juridique. Notons que le CC ne considère pas pour l'instant ce principe de sécurité juridique comme un principe constitutionnel (décision du 7 novembre 1997). 

N.B. : en cas de contradiction dans l'application des principes constitutionnels, par exemple entre le droit de grève et la continuité du service public, l'arbitrage délicat revient au juge. En l'absence de loi, le juge compétent est le juge administratif, et lorsque la loi intervient, le juge constitutionnel.


B) Depuis la seconde moitié des années 80, le CE renonce à créer de nouveaux PGD qui viendraient redoubler les principes ayant valeur constitutionnelle. L'évolution de la valeur juridique du principe du droit au recours en constitue l'exemple le plus frappant. Dans les années 50, le CE a d'abord reconnu le droit au recours comme un PGD sous trois formes : 
  • CE, 1947, D'Aillières : tout administré a le droit de contester une décision juridictionnelle au moins par voie du recours en cassation ;
  • CE, 1950, Dame Lamotte : droit au recours pour excès de pouvoir ;
  • CE, 1950, Queralt : tout administré a le droit de demander à l'autorité ayant pris une décision ou à son supérieur hiérarchique de reconsidérer celle-ci. 
Par la suite, la valeur constitutionnelle du droit au recours est affirmée par le CC, notamment dans CC, 1996, Statut de la Polynésie française, qui se fonde sur l'art. 16 DDHC

Comme le droit public est de plus en plus irrigué par les principes ayant acquis une valeur constitutionnelle, les PGD ont un champ d'application qui devient relativement cantonné. Les PGD s'adressent en effet principalement au pouvoir réglementaire et, en vertu de la hiérarchie des normes, il serait absurde de les rappeler lorsque ceux-ci se voient reconnaître une valeur supérieure de niveau constitutionnel. Le CE a d'ailleurs pris acte de ce changement en dégageant lui-même un nouveau principe constitutionnel tel que celui du refus de l'extradition réclamée pour motif politique (CE, 1996, Koné).