mardi 1 mars 2011

La gestion de fait

Discours d'un Procureur financier.
La gestion de fait est le résultat de la méconnaissance du principe de séparation des ordonnateurs et des comptables. Elle constitue une infraction aux règles de la comptabilité publique et un délit pénal. Toute personne qui s’immisce indûment dans des fonctions dévolues au comptable public ou qui organise ou tolère des irrégularités se rend coupable de gestion de fait. Elle est alors assujettie aux mêmes règles de responsabilité que celles applicables aux comptables patents : responsabilité pécuniaire, étant dans certains cas, assortie de sanctions pénales et politiques. 


1/ La notion de gestion de fait est apparue sous l’Ancien Régime et est le fruit d’une construction jurisprudentielle de la Cour des comptes initiée par C. comptes, 1834, Ville de Roubaix. Elle a été ensuite reprise et définie dans par la loi de finances du 23 février 1963. Sa prescription est de 10 ans. L’art. 60.XI de la loi de finances de 1963 la définit ainsi : 
"Toute personne qui, sans avoir la qualité de comptable public ou sans agir sous son contrôle et pour le compte d’un comptable public, s’ingère dans le recouvrement de recettes affectées ou destinées à un organisme public doté d’un poste comptable ou dépendant d’un tel poste doit, nonobstant les poursuites qui pourront être engagées devant les juridictions répressives, rendre compte au juge financier de l’emploi de fonds ou valeurs qu’elle a irrégulièrement détenus ou maniés. 

Il en est de même pour toute personne qui reçoit ou manie directement ou indirectement des fonds ou de valeurs irrégulièrement de la caisse d’un organisme public, et pour toute personne qui, sans avoir la qualité de comptable public, procède à des opérations portant sur des fonds ou des valeurs n’appartenant pas aux organismes publics mais que les comptables publics sont exclusivement chargés d’exécuter en vertu de la réglementation en vigueur."
Cette définition conduit à qualifier de gestion de fait deux catégories d’action : 
  • l’ingérence dans le recouvrement des recettes : c’est le cas lorsqu’un comptable de fait (une personne n’ayant pas la qualité de comptable) s’immisce indûment dans une opération de recouvrement de recettes qui doit être réalisée par un comptable patent (un comptable public habilité). Cela arrive par exemple aux ordonnateurs locaux (les maires) qui encaissent directement des recettes communales ; 
  • le maniement de fonds irrégulièrement extraits d’une caisse publique : c’est le cas lorsqu’un comptable de fait reçoit ou manie des fonds extraits irrégulièrement de la caisse d’un organisme public. Plusieurs exemples peuvent être donnés : 
    • les associations transparentes : souvent mises en cause pour gestion de fait, ces associations permettent de s’affranchir des règles contraignantes du droit public (droit de la fonction publique, des marchés publics, etc.). Elles sont créées par les administrations qui les subventionnent et sont qualifiées d’associations transparentes dans la mesure où elles ne sont que le prolongement de l’action de l’administration ; 
    • le mandat fictif : c’est un mandat par lequel un ordonnateur demande au comptable de procéder à un paiement, mais dont les énonciations ne correspondent pas à la réalité du service fait (il peut être régulier dans la forme), ce qui conduit à une extraction irrégulière de fonds de la caisse publique. Le mandat fictif suppose fréquemment la falsification des pièces justificatives qui doivent l’accompagner (fausse facture) ; 
    • les deniers réglementés : ils se distinguent des deniers publics. Ce sont des fonds privés que seuls les comptables publics sont habilités à détenir en vertu de textes spéciaux (exemple : les fonds et valeurs déposés à l’hôpital par des malades). La simple détention de ces deniers sans titre légal suffit pour caractériser la gestion de fait ; 
    • les subventions fallacieuses : la Cour des comptes considère que les subventions attribuées aux associations pour payer des dépenses de fonctionnement ou pour réaliser des travaux incombant à l’administration constituent une extraction irrégulière des deniers de la caisse publique. 

2/ Les comptables de fait peuvent être soit : 
  • des personnes physiques : des ordonnateurs, des agents de l’administration ou même de simples particuliers ; 
  • des personnes morales : la plupart du temps, ce sont les associations qui sont déclarées comptables de fait. Les dirigeants et tous les coauteurs des irrégularités sont alors déclarés conjointement et solidairement comptables de fait avec l’association. Mais les entreprises tout comme les établissements publics peuvent également se rendre coupables de gestion de fait. 
La gestion de fait peut être le fruit de l’intervention de plusieurs personnes intervenant simultanément ou successivement. Elle est alors déclarée contre tous ceux qui ont participé activement ou passivement à l’irrégularité. Les coauteurs des irrégularités sont déclarés conjointement et solidairement comptables de fait si les opérations sont insusceptibles d’être individualisées. Il n’est donc pas nécessaire de manier personnellement les deniers publics pour être déclaré comptable de fait. Toutefois, la jurisprudence distingue : 
  • le maniement de brève main : celui qui manie directement les fonds ; 
  • le maniement de longue main : celui qui ordonne ou organise le maniement irrégulier par personne interposée. 

3/ Lors de la procédure pour gestion de fait les comptables de fait sont soumis aux mêmes obligations que les comptables patents : ils doivent produire devant le juge financier un compte, assorti des pièces justificatives. Toutefois, le juge financier est alors le juge de la personne : si le comptable de fait n’a pas agi dans son intérêt personnel, mais par erreur ou dans l’intérêt du service, le juge peut moduler sa décision (ce qu’il ne peut pas faire lorsqu’il juge la gestion des comptables patents). Si le comptable de fait ne produit pas les comptes, le juge des comptes peut demander qu’ils soient produits par un commis d’office. Il s’agit d’un fonctionnaire désigné par le ministre des Finances ou par le Procureur général près de la Cour des comptes et qui a pour mission d’établir, en lieu et place du comptable de fait, les comptes le concernant. 

La procédure de la Cour des comptes est la suivante : 
  • elle rend d’abord un arrêt de déclaration provisoire de gestion de fait ordonnant la production des comptes ; 
  • après réponses et justifications de l’intéressé, elle rend un arrêt de déclaration définitive de gestion de fait, assorti, le cas échéant, d’une injonction au comptable de "se vider les mains" (c'est-à-dire de reverser dans la caisse du comptable patent les fonds qu’il peut avoir conservé) ; 
  • si les opérations litigieuses ont été régularisées, la Cour peut rendre une décision de non-lieu à déclaration de gestion de fait et ne pas "appeler le comptable de fait à compter" devant elle ;
  • lorsqu’il s’agit du maniement de fonds irrégulièrement extraits de la caisse publique, l’autorité budgétaire compétente (le Parlement pour les deniers de l’Etat) peut régulariser rétroactivement les opérations irrégulières en reconnaissant le caractère d’utilité publique des dépenses ;
  • si les dépenses n'ont pas d'utilité publique, la Cour des comptes fixe la ligne définitive de compte de la gestion de fait, puis si le comptable de fait n’a pas reversé les fonds litigieux, elle prononce sa mise en débet. Ce débet correspond à la différence entre les recettes et les dépenses du compte. La somme est versée à la caisse du comptable public de l’organisme dont les fonds ont été irrégulièrement extraits ;
  • lorsque le comptable de fait verse la somme mise à sa charge ou que le ministre des Finances accorde une remise gracieuse de la dette, la Cour des comptes prononce alors un arrêt d’apurement définitif de la gestion de fait et déclare l’intéressé "quitte et libéré" de la gestion de fait. A défaut d’apurement, le débet est recouvré par la Trésorerie générale des créances spéciales du Trésor. 

4/ La comptabilité de fait peut donner lieu à d'autres types de sanction, dès lors que la règle non bis in idem est respectée (une personne ne peut pas être condamnée deux fois pour les mêmes faits) :
  • des amendes : en plus de la sanction financière que constitue le débet, le juge des comptes peut prononcer des amendes pour retard dans la production des comptes et/ou pour sanctionner la gestion de fait elle-même, c'est-à-dire l’immixtion dans les fonctions dévolues à un comptable public. Le recouvrement des amendes appartient à la Trésorerie générale des créances spéciales du Trésor ; 
  • des sanctions pénales : elles sont déclenchées par les autorités de tutelle (ministres) ou à l’initiative des juridictions financières lorsque l’affaire dont elles sont saisies fait apparaître des faits susceptibles de constituer des délits et des crimes : 
    • l’usurpation des fonctions (art. 433-12 Code pénal) : toute personne agissant sans titre, qui s’immisce dans l’exercice d’une fonction publique en accomplissant l’un des actes réservés au titulaire de cette fonction encourt 3 ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende. En cas de poursuite pénale, le comptable de fait ne peut pas se voir prononcer à son encontre les amendes pour gestion de fait (application de la règle non bis in idem) ;
    • le délit de concussion (art. 432-10 Code pénal) : toute personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public qui reçoit, exige ou ordonne des droits ou contributions, impôts ou taxes qu’elle sait n’étant pas dû, ou accordant une exonération illégale, est puni de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende. Dans ce cas, la Cour des comptes retrouve ses pouvoirs de sanction et d’amende pour gestion de fait, car il s’agit de deux choses différentes. C’est également le cas pour le délit de faux et usage ;
  • les sanctions disciplinaires : l'autorité hiérarchique des agents publics peut prendre des sanctions disciplinaires selon les procédures de la fonction publique ;
  • les sanctions politiques : un exécutif local déclaré comptable de fait est suspendu de sa qualité d’ordonnateur jusqu’à ce qu’il ait reçu quitus de la gestion. Les gestions de fait au niveau local sont jugées par les Chambres régionales des comptes, la Cour des comptes est compétente en appel seulement de ces jugements.

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