dimanche 5 décembre 2010

Le domaine de la loi

Jusqu'en 1958, la loi se définissait exclusivement selon des critères organiques, c'est-à-dire par l'organe qui l'adopte, le Parlement. De ce point de vue, une loi était tout acte adopté par le Parlement selon la procédure législative. Avec la Ve République et la combinaison de l'art. 34 C (domaine de la loi) et de l'art. 37 C (domaine du règlement), la loi se définit aussi par un critère matériel : la loi est un acte adopté par le Parlement dans les matières de compétence définies par la Constitution. Cette définition conduit à lui donner des limites qu'elle n'a jamais connu auparavant : la loi étant considérée comme "l'expression de la volonté générale" (art. 6 DDHC), le Parlement, selon les termes célèbres employés par Joseph de Lolme à propos de la Chambre des communes, pouvait tout faire "sauf changer un homme en femme". La loi sous la Constitution de 1958 possède un statut fondamentalement différent que résume un considérant du Conseil constitutionnel : "la loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution" (CC, 1985, Loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie).


1/ La Constitution de la Ve République introduit une nouvelle répartition des matières de la loi et du règlement qui, en apparence, favorise ce dernier. 


A/ C'est l'art. 34 C qui énumère les compétences d'attribution de la loi. A contrario, le règlement concerne tout le reste : l'art. 37 al. 1 C précise que "les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire". Le nouveau cadre instauré par la Ve République empêche ainsi la loi d'intervenir en dehors des matières qui ne sont pas explicitement mentionnées par la Constitution, alors que le pouvoir réglementaire s'exerce de manière autonome dans toutes les autres matières.

La liste des attributions données à la loi par l'art. 34 C se divise en trois groupes :
  • la "loi fixe les règles" : ce groupe correspond aux matières traditionnellement réservées à la loi par la République : libertés publiques, état et capacité des personnes, détermination des crimes et délits, régime des impositions. La révision constitutionnelle de 2008 a ajouté : "la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias" ;
  • la "loi fixe également les règles" : ce groupe correspond au régime électoral, à la création de catégories d'établissements publics, aux garanties fondamentales des fonctionnaires, aux nationalisations et privatisations d'entreprises ;
  • la loi détermine les "principes fondamentaux" : ce dernier groupe correspond à l'organisation de la défense nationale, à la libre administration des collectivités territoriales, à l'enseignement, au régime de la propriété, au droit du travail, au droit syndical et de la sécurité sociale (la révision constitutionnelle de 2005 a ajouté la préservation de l'environnement).
Outre les matières définies à l'art. 34 C, l'intervention du législateur est aussi requise pour :
  • prononcer la déclaration de guerre (art. 35 C) ;
  • proroger l'état de siège au-delà de 12 jours (art. 36 C) ;
  • autoriser la ratification de certains traités internationaux (art. 53 C) ;
  • fixer, par voie de loi organique, le statut des parlementaires (art. 25 C) et celui des magistrats (art. 64 C) ;
  • déterminer les conditions dans lesquelles l'autorité judiciaire garantit l'absence de détention arbitraire (art. 66 C) ;
  • créer de nouvelles collectivités territoriales (art. 72 C).

B/ L'art. 37 al. 2 C permet une application effective du nouveau partage des compétences en définissant la procédure de délégalisation (ou de déclassement) des textes législatifs qui empiètent sur le nouveau domaine réglementaire. Il prévoit deux situations où le Gouvernement peut délégaliser un texte législatif :
  • les textes législatifs intervenus dans les matières autres que celles du domaine de la loi peuvent être modifiés par décrets pris après avis du Conseil d'État ;
  • les textes législatifs intervenus après l'entrée en vigueur de ce nouveau partage des matières entre la loi et le règlement peuvent être modifiés par décret, à condition toutefois, que le Conseil Constitutionnel déclare, au préalable, leur caractère réglementaire.
Dans CE, 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire,  le CE précise qu'il appartient au Premier ministre de faire usage, dans un délai raisonnable, de ce pouvoir conféré par l'art. 37 al. 2 C pour abroger les dispositions législatives qui empiètent sur le domaine réglementaire et méconnaissent les objectifs d'une directive européenne.


C/ Malgré un encadrement matériel du domaine de la loi, la Constitution de la Ve République prévoit aussi une procédure d'extension du domaine réglementaire, inspirée des décrets-lois de la IIIe République et des décrets pris en vertu de lois d'habilitation de la IVe République : la procédure des ordonnances

Selon l'art. 38 C
"le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi". 
Les ordonnances sont prises en Conseil des ministres, après avis du CE. Pour ce faire, le Parlement doit d'abord voter une loi d'habilitation. La Constitution impose au gouvernement de déposer, dans un délai déterminé par cette loi, un projet de loi de ratification. Tant qu'elles ne sont pas ratifiées par le Parlement, les ordonnances restent des actes de l'exécutif (et sont donc à ce titre susceptibles de recours pour excès de pouvoir). 

La révision constitutionnelle de 2008 ajoute que les ordonnances "ne peuvent être ratifiées que de manière expresse", et cela pour mettre fin à une jurisprudence qui admettait une ratification implicite résultant de la référence faite par une loi à une ordonnance antérieure.


2/ La pratique constitutionnelle montre néanmoins que la loi est loin d'avoir perdu l'importance qu'elle avait jadis sous la IIIe et la IVe République. 


A/ L'effet combiné de la limitation de la loi (art. 34 C), de la sphère règlementaire autonome (art. 37 C) et de la possibilité des ordonnances (art. 38 C) pourrait donner l'impression que la loi se meut désormais dans un cadre étroit. Or la pratique montre le contraire, notamment parce que les jurisprudences du CC et du CE ont fait une interprétation de l'art. 34 C très extensive, l'expression "principes fondamentaux" ayant été assimilée à celle de "règle"

Quelques exemples :
  • en matière d'enseignement ou de sécurité sociale, la compétence du législateur ne se limite pas aux grands principes ;
  • en qui concerne la détermination des principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales, le pouvoir réglementaire a interdiction d'imposer aux collectivités territoriales une quelconque contrainte ;
  • en ce qui concerne la création de catégories d'établissements publics (EP) : le pouvoir réglementaire peut créer des EP seulement au sein d'une catégorie préexistante. Dans CC, 1979, Agence nationale pour l'emploi, les EP doivent partager une double ressemblance : un même rattachement territorial et une même spécialité (objet ou mission).

B/ A ces interprétations larges, il faut ajouter des conclusions inattendues tirées par la jurisprudence. 

a) Dans CC, 1982, Loi sur les prix et les revenus, le Conseil constitutionnel (CC) estime qu'il ne lui appartient pas de vérifier si un texte de loi dont il est saisi avant sa promulgation (en application de l'art. 61 C) sort ou non du domaine de la loi. Cet empiètement peut seulement donner lieu, à la demande du gouvernement, à la mise en œuvre, a posteriori, de la procédure de délégalisation (prévue par l'art. 37 al. 2 C). A l'origine, la saisine du CC semblait marquée par la volonté d'assurer le respect par la loi du domaine propre au règlement, or ce n'est pas le cas : une loi qui porte sur des matières règlementaires n'encourt pas, avant sa promulgation, la censure du CC. 

Par contre, le CC n'hésite pas à déclarer non conforme à la Constitution une loi qui n'exerce pas complètement les compétences attribuées au législateur (qu'elle renvoie de façon trop large à des mesures administratives d'exécution ou qu'elle ne fixe pas elle-même les garanties incombant au législateur d'apporter). A propos du législateur, il faut distinguer :
  • l'incompétence positive : lorsqu'il sort de son domaine de compétence ;
  • l'incompétence négative : les cas où le Parlement reste en deçà de ses compétences.
Au titre de l'art. 61 C, le CC ne censure que l'incompétence négative, c'est-à-dire chaque fois que le Parlement ne va pas lui-même au bout de son pouvoir législatif :
  • CC, 1985, Loi portant diverses dispositions relatives à la communication audio-visuelle : c'est la décision fondatrice, une loi autorise l'établissement public Télédiffusion de France à installer des émetteurs sur des propriétés privées, mais ne prévoit pas les garanties accordées aux propriétaires concernés ;
  • CC, 1986, Loi relative à la liberté de communication : une loi détermine les seuils de concentration nécessaires au pluralisme de la presse sans prescrire de mesures qui permettent d'en assurer le respect effectif ;
  • CC, 1995, Loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire : une loi renvoie à une convention conclue entre des collectivités territoriales le soin de désigner l'une d'entre elles pour l'exercice d'une compétence sans définir les pouvoirs et les responsabilités afférents à une telle fonction ;
  • CC, 2008, Loi relative aux OGM : la révision constitutionnelle de 2005 charge la loi de déterminer les principes fondamentaux de la préservation de l'environnement, aussi le CC juge qu'en renvoyant à un décret en CE le soin de fixer les informations qui doivent être mises à la disposition du public par un exploitant d'OGM, le législateur méconnaît l'étendue de sa compétence.
b) Toutefois, à partir de CC, 2005, Loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, le CC complète sa jurisprudence, sans la modifier, mais pour en limiter certains excès : il s'autorise à constater le caractère réglementaire de certaines dispositions d'une loi qui lui est déférée. Conformément à CC, 1982, Loi sur les prix et les revenus, il ne censure pas de telles dispositions, mais le constat qu'il opère de leur caractère réglementaire autorise le gouvernement à les modifier par décret en CE sans avoir besoin de recourir à la procédure de délégalisation.


C/ Quant au pouvoir réglementaire autonome, il ne subsiste qu'en matière de police administrative et d'organisation des services publics, alors que le législateur ne voit pas sa compétence fortement réduite, et de fait : aucune mesure importante ne peut, dans aucun domaine, être prise sans fondement législatif. 

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