Si le concept de culture est très souvent utilisé en anthropologie par des auteurs tels que Boas, Malinovski, Leach ou Geertz, il est d'une utilisation plus récente et plus délicate en science politique, au sens où l'autonomie d'une culture politique par rapport à la culture globale d'une société est une position difficilement tenable. Défini comme l'ensemble des valeurs, croyances et stratégies permettant aux individus de donner du sens à leur expérience dans leurs rapports au politique, il offre toutefois une possibilité de comparer les manières de faire et de penser le politique entre les différents pays.
Pierre Rosanvallon dans Le modèle politique français (2004) n'hésite pas à faire référence à une culture politique française qu'il qualifie de "culture de la généralité" et qui renvoie à la volonté de faire que la loi comprenne tous les cas singuliers. Cette volonté vient de l'héritage jacobin qui rêvait de dresser aux côtés de l'Etat-nation une communauté politique où toutes les particularités locales seraient gommées.
Après avoir défini plus précisément ce qu'est la culture politique (1), nous verrons pourquoi cette notion fait l'objet de critiques (2).
Pierre Rosanvallon dans Le modèle politique français (2004) n'hésite pas à faire référence à une culture politique française qu'il qualifie de "culture de la généralité" et qui renvoie à la volonté de faire que la loi comprenne tous les cas singuliers. Cette volonté vient de l'héritage jacobin qui rêvait de dresser aux côtés de l'Etat-nation une communauté politique où toutes les particularités locales seraient gommées.
Après avoir défini plus précisément ce qu'est la culture politique (1), nous verrons pourquoi cette notion fait l'objet de critiques (2).
A/ Dans Sociologie politique (2008), Philippe Braud définit la culture politique ainsi :
"ensemble de connaissances et de croyances permettant aux individus de donner sens à l’expérience routinière de leurs rapports aux gouvernants et aux groupes qui leur servent de références identitaires".
Il en souligne deux dimensions propres :
- un rapport au passé : elle véhicule une histoire et une mémoire collective plus ou moins élaborées et intériorisées ;
- une projection dans le futur : la culture politique valorise des modèles d’achèvement (modes idéaux de la réalisation de soi), légitime des attentes et des espérances.
En d’autres termes, une culture politique permet de constituer un lien social au moyen de la reconstruction d’un passé commun et du partage de valeurs communes, tout en proposant des tâches communes à accomplir ensemble.
Dans "Choosing Preferences by Constructing Institutions" (1987), Aaron Wildavsky établit trois fonctions de la culture politique :
- fonction de pensée (meaning function) : elle permet de dégager des catégories de pensée qui donnent un sens aux choses et aux événements ;
- fonction de responsabilité (responsibility function) : elle permet de poser des normes qui délimitent le niveau de responsabilité des individus dans leurs comportements ;
- fonction de frontières (boundary function) : elle permet d’identifier les modes de comportements ou les genres de vie perçus comme inacceptables.
B/ Trois types d’approches de la culture politique sont possibles :
- les approches anthropologiques : ce sont des enquêtes empiriques dont l’objectif est d’identifier les valeurs et les représentations qui constituent le contenu d'une culture politique ;
- les approches socio-historiques : ce sont les travaux qui s’intéressent aux dimensions politiques des traditions culturelles (notamment la religion). Ils visent à repérer les éléments de croyance globales qui influencent les institutions et la vie politique ;
- les approches néo-institutionnalistes : ces études se concentrent sur les institutions entendues en un sens large, normes mais aussi schèmes symboliques qui encadrent la rationalité des acteurs.
a) En ce qui concerne les approches anthropologiques, il faut citer l’ouvrage de Gabriel Almond et Sidney Verba intitulé The Civic Culture (1963). Les auteurs y étudient les cultures politiques nationales de manière comparative.
Ils distinguent trois dimensions :
- la dimension cognitive : elle renvoie aux connaissances, fondées ou non, dont le sujet est capable de faire sur les acteurs et les règles de fonctionnement du gouvernement ;
- la dimension affective : elle renvoie aux émotions suscitées par les affaires politiques (indifférence ou intérêt, attraction ou rejet, événements, symboles normes traversant la scène politique) ;
- la dimension évaluative : elle renvoie à la capacité de porter des jugements de valeurs, éclairés ou non, sur ce qui s’y déroule (ce sont les catégories du légal / illégal, de l’efficace / inefficace, du légitime / illégitime).
En outre, les tenants de ces approches tentent de déterminer quelles sont les valeurs qui sont consensuellement partagées. Dans The Silent Revolution (1977), Ronald Inglehart met en évidence les ruptures et les conflits de valeurs pouvant traverser une société, ainsi il oppose :
- les valeurs matérialistes : elles sont adaptées aux logiques de la société marchande ;
- les valeurs postmatérialistes : elles sont réticentes vis-à-vis de l’argent et de la compétition sociale.
Selon lui, notre génération est marquée par l’avènement du postmatérialisme qui se caractérise par une remise en cause du compromis matérialiste qui régnait auparavant. En effet, à l'époque de la génération précédente, il existait un consensus entre la gauche et la droite pour affirmer que la croissance économique était une bonne chose. Or aujourd’hui, cette idée se trouve largement contestée, et avec elle, les notions caractéristiques de cette époque : le travail, l’autorité, la religion ainsi que les normes sexuelles et sociales. A la place, la génération actuelle promeut l’épanouissement personnel comme une fin en soi.
Deux raisons fondamentales expliquent le développement de sociétés postmatérialistes :
- l'élévation du niveau d'instruction : elle entraîne le développement d’un système de valeurs légitimant l’esprit critique, l’autonomie individuelle et la tolérance vis-à-vis des opinions d’autrui ;
- l’accroissement de la mobilité : les migrations permettent un affranchissement des contraintes culturelles traditionnelles dès lors qu’elles ne sont plus jugées adaptées à leur situation particulière.
Selon Almond et Verba, la modernisation est un processus d’affranchissement de la culture parochiale (paroissiale) vers des horizons plus larges. A l’origine, les individus ont des représentations mentales du pouvoir qui sont restreintes à l’horizon limité du village, du clan ou de la tribu (cf. "l’île d’espace et de temps" décrit par Emmanuel Le Roy Ladurie dans Montaillou, village occitan : ces villageois qui vivaient au XIVe siècle avaient une expérience du pouvoir restreinte à leur paroisse, caractérisée par un isolement vis-à-vis du pouvoir royal et ecclésiastique). Dans Les Paysans limousins et le pouvoir de 1870 à 1914 (1980), Pierre Vallin nomme "déterritorialisation" le processus de construction d’une culture politique nationale sur la destruction de la culture parochiale.
Selon Philippe Braud, la fin du XXe siècle connaît une renaissance d’affirmations identitaires fondées sur des particularismes politico-religieux, des régionalismes territoriaux ou des subcultures de générations. Pour lui, elles sont des réactions à la transnationalisation des échanges économiques et culturels et conduisent à "une nouvelle ethnicisation du monde" se manifestant par une méfiance accrue envers les migrants, une résurgence des revendications autonomistes, des formes violentes ou larvées de purification ethnique.
b) Parmi les approches socio-historiques, il faut citer L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber qui établit un lien entre la culture puritaine et les comportements adaptés au développement du capitalisme tels que l’ascèse, l’épargne ou le souci de réussite matérielle.
Dans Les Deux Etats (1987), Bertrand Badie oppose deux modèles d’État : l’État de type occidental et l’État de type islamique. La distinction porte sur la séparation du sacré et du profane qui sont confondus dans l’univers islamique. L’Etat occidental ne constituerait ainsi pas un modèle unique.
Ces approches permettent de mettre à distance l’ethnocentrisme lié à la croyance que les exigences politiques propres à tous systèmes sociaux se traduisent par les mêmes connotations que dans le monde occidental. L’histoire et la sociologie s’y renforcent mutuellement : l’histoire permettant une attention accrue aux singularités et la sociologie d’aller au-delà de la simple description des faits.
c) Parmi les néo-institutionnalistes, il faut citer Peter Berger et Thomas Luckmann qui, dans La Construction sociale de la réalité (1966), établissent un travail continu d’émergence de représentations collectives à partir d’expérience de la vie quotidienne réinterprétées par les acteurs.
Ces réinterprétations sont conditionnées par :
- les interactions réciproques : tout nouveau système de classement suppose des échanges, des confrontations et des convergences dans les modes de penser entre les individus concernés ;
- les catégories de classement (ou typification) : elles constituent la matrice des nouvelles élaborations car on ne peut penser qu’à partir de ce qui est déjà pensable.
Par exemple, les guerres civiles au XVIe siècle sont décryptées comme des luttes religieuses. Mais il est possible aujourd'hui de les analyser avec une nouvelle grille : celle des dimensions sociales (convoitise de la noblesse concernant les biens de l’Eglise, frustrations paysannes, aspirations des nouvelles classes moyennes à une meilleure participation politique). Ainsi, Berger et Luckmann parlent de "machineries conceptuelles" : ce sont les dispositifs qui permettent d’intégrer en un tout relativement ordonné l’ensemble des représentations qui constituent la production de la société (ce sont ses mythologies, théologies, philosophies et idéologies, tout ce qui compose sa culture).
2/ Bien qu’il soit aujourd'hui souvent utilisé dans les analyses de science politique, le concept de culture politique n’est pas exempt de critiques.
A/ Une première remise à cause de la notion de culture politique est liée à la trop grande autonomie qui lui est parfois conférée.
Dans La notion de culture dans les Sciences sociales (2001), Denys Cuche estime que le terme de culture fait l’objet d’un usage récent et abusif. Il est souvent utilisé dans le sens de "l’idéologie", préféré du fait d’un moindre discrédit, mais qui finit par devenir un "tic de langage". Il insiste sur l’idée que la notion de culture politique ne peut pas être séparée des autres phénomènes culturels propres à une société : "tout système politique apparaît lié à un système de valeurs et de représentations, autrement dit à une culture, caractéristique d’une société donnée". Ce qui relève du politique renvoie à un système de signification plus global, propre à chaque société. Il existe en outre, des "sous-cultures politiques" au sein d’une société, c’est-à-dire "une pluralité de modèle de valeurs qui orientent les attitudes et les comportements politiques". C’est le cas par exemple de la distinction entre les valeurs de la droite et celles de la gauche.
Plus tôt, et pour une raison similaire, Harold Lasswell et Abraham Kaplan, dans Power and Society (1950), proposent de distinguer :
- les attitudes relatives au pouvoir politique : déférence, respect, loyauté, affection ;
- les attitudes relatives au système social : bien-être, richesse, capacités, « lumières ».
Selon eux, une culture politique reste inséparable des schèmes culturels globaux qui gouvernent la vision de l’autorité, les rapports à autrui ou à l’argent ou encore la perception des hiérarchies sociales. Chaque système symbolique propre à une culture politique s’organise autour d’une combinaison variable de ces valeurs de référence et cette distinction permet d’éviter les séparations trop étanches au sein d’une culture politique.
Quant à Bertrand Badie, dans Culture et politique (1986), il s’oppose aux postulats de l’existence d’une culture politique qui serait "sectorisée, autonome, juxtaposable, aux dires même d’Almond et de Verba, à une "culture économique" ou à une "culture religieuse", culture propre permettant d’"isoler" les orientations "spécifiquement politiques" des individus". Il s’agit selon lui d’une construction a priori du concept de culture. Il observe que la culture est par définition un élément globalisant, et par conséquent, il a pour objet de concevoir "les rapports qui unissent entre elles les différentes fonctions sociales, d’appréhender le politique dans la situation qui lui est propre".
B/ Une seconde remise en cause est liée à l’inconsistance du concept de culture qui ne renverrait à rien de concret.
Dans L’Illusion identitaire (1996), Jean-François Bayart critique le concept de culture politique et propose de "substituer à l’analyse des cultures politiques, l’étude des raisons culturelles de l’action politique". Selon lui :
- il n'existe pas de contenus culturels propres à une nation ;
- il y a toujours emprunts et influences réciproques entre cultures ;
- les pratiques et les valeurs évoluent avec le temps : il ne faut donc pas surestimer le poids des déterminismes culturels sur les comportements des individus. Or les "culturalistes" ont justement tendance à présenter la notion de culture avec une certaine rigidité.
Toutefois, dans Sociologie politique, Philippe Braud estime qu’une compréhension plus riche du terme de culture est possible : entendue comme une combinatoire d’éléments instables, de réponses à des défis ou des problèmes que d’autres groupes peuvent affronter, une culture suppose des emprunts et des évolutions. Elle n’est donc pas un système clos définitivement stabilisé, mais entre constamment en rapport avec d’autres cultures, d’où les hybridations et les crispations identitaires défensives. Les individus évoluent à l’intérieur d’une culture, mais elle évolue aussi avec eux.
Prise en ce sens élargie, la culture politique ne doit pas être confondue avec l’idéologie prise en son sens savant. Alors que l’idéologie met l’accent sur l’aspect engagé des croyances, la culture reste sur le terrain de la neutralité :
- tous les systèmes de croyances se valent (relativisme méthodologique propre à l’ethnologue) ;
- ses schémas s’imposent par des mécanismes rationnels (réponses adaptées à l’environnement ou aux situations vécues) plutôt que par la violence symbolique (effets de domination exercés au sein de cette société par les catégories sociales dominantes).
L’objectif du concept de culture est donc de dépasser l’ethnocentrisme du chercheur lorsqu’il s’agit d’aborder des civilisations avec des systèmes de représentations éloignés de son propre milieu d’origine. Pour cette raison, il peut être pertinent, dans certains cas, de parler de culture politique.
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