vendredi 27 mai 2011

Le pouvoir

Comment se fait-il que "tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ?" demande La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire. Répondre à cette question est l’un des objectifs de la science politique. Elle renvoie à la problématique du pouvoir, c’est-à-dire à la recherche de ce qui pousse les individus à se soumettre à la domination d’un individu ou d’un groupe d’individus. Elle suppose d’une part, l’assentiment de ceux qui subissent le pouvoir, ce que La Boétie appelle "la servitude volontaire", et d’autre part, ce que Jacques Lagroye appelle le "travail des dominants" qui consiste à justifier et légitimer un rapport social qui place les dominés sous leur dépendance. 


1/ Le pouvoir est une relation sociale qui devient politique lorsqu’elle s’accompagne du recours à la force.


A) En science politique, le pouvoir est considéré comme une relation sociale. Dans "The concept of power" (1957), Robert Dahl définit le pouvoir comme une relation interindividuelle asymétrique entre des individus qui présentent une inégalité de ressources ou de capacités : "le pouvoir d’une personne A sur une personne B, c’est la capacité de A d’obtenir que B fasse quelque chose qu’elle n’aurait pas fait sans l’intervention de A". La relation est toujours interactive, car Dahl considère que la personne B participe aussi à l’exercice du pouvoir dans la matière dont elle réagit.

Cette conception relationnelle du pouvoir est aujourd'hui partagée par la majorité des politologues. Elle a influencé le philosophe Michel Foucault pour qui "le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert, s’arrache ou se partage, quelque chose qu’on garde ou qu’on laisse échapper ; le pouvoir s’exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles" (Dits et écrits). Cette conception s’oppose à la théorie juridique traditionnelle qui définit le pouvoir comme une substance (le pouvoir serait ainsi quelque chose que l’on a, que l’on peut posséder). Or cette conception, qui est celle admise par le sens commun (comme le montre l'expression "il a pris le pouvoir"), envisage le pouvoir dans une seule dimension, celle d'une relation unidimensionnelle. Ainsi les règles suffiraient à elles-seules pour assurer le contrôle des relations humaines. Elle ne prend donc pas en compte les processus d’interaction.

A la différence de la théorie juridique substantialiste et du sens commun, la conception relationnelle affirme que le pouvoir ne se détient pas, mais qu'il est toujours une relation entre individus. Les sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg (L’acteur et le système, 1971), en observant la façon dont les acteurs subissent le pouvoir, remarquent qu'ils s'y adaptent et peuvent mêmes influencer les décisions de ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie. Ils estiment ainsi que "le pouvoir est une relation et non un attribut des acteurs", que cette relation est "un rapport de forces dont l’un peut retirer davantage que l’autre, mais ou, également, l’un n’est jamais totalement démuni devant l’autre". Les individus qui subissent la domination ne sont donc jamais totalement dépourvus d’une capacité à répondre. Le pouvoir est certes une relation déséquilibrée, mais elle demeure une relation réciproque (l’esclave dépend du maître, comme le maître de l’esclave).


B) Il existe plusieurs types de pouvoir. Philippe Braud dans « Du pouvoir en général au pouvoir politique » (in Traité de Science politique, 1985) estime que "le pouvoir exercé par un chef hiérarchique sur ses subordonnés n’est pas le même que celui du journaliste influent sur ses lecteurs ; l’ordre donné par un officier à ses hommes n’est pas assimilable aux suggestions faites par un conseiller à son ministre. Et pourtant dans tous les cas, il y a capacité d’obtenir d’autrui quelque chose qu’il n’aurait pas fait autrement". Cette observation l’amène à distinguer deux sortes de pouvoir selon qu’il existe ou non une coercition :
  • l’injonction (type de pouvoir avec coercition) : elle relève de la norme juridique, de la prescription morale ou de l’injonction de fait (cette dernière se produit lorsqu'un individu adopte un comportement qui correspond aux attentes implicites d'un autre individu). Elle conduit à distinguer deux garanties d’effectivité qui sont souvent étroitement articulées (le pouvoir d’un professeur repose à la fois sur la coercition matérielle par le biais de sanctions et sur la coercition psychique à travers des jugements négatifs portés sur l’élève) :
    • la coercition matérielle : elle renvoie aux textes législatifs ou réglementaires (du code pénal au règlement intérieur d’un lycée), ceux qui contreviennent à ces textes peuvent faire l’objet de sanctions (condamnation pénale, exclusion d’un élève par un conseil de discipline, etc.) ;
    • la coercition psychique : elle renvoie à la condamnation morale. Par exemple, un catholique pratiquant le recours au divorce sera sanctionné par l’interdiction d’accéder aux sacrements. L’Eglise exerce ici ce que M. Weber appelle "le monopole des biens de salut". La coercition psychique est fréquente au sein des relations interpersonnelles (utilisation des relations affectives comme source de pouvoir sur l’autre) ;
  • l’influence (type de pouvoir sans coercition) : elle repose soit sur la persuasion (le recours à des récompenses en faveur de celui qui se soumet à l’influence), la manipulation (l’utilisation de l’information) ou l'autorité (le recours à la légitimité hiérarchique). Son efficacité n’est pas garantie par des sanctions (recours à la force), mais elle s’accompagne de moyens incitatifs (gratifications symboliques et matérielles) ou utilise le ressort des passions humaines (comme par exemple la crainte ou le respect).

De cette typologie, on peut distinguer le pouvoir spécifiquement politique des autres formes de pouvoir :
  • le pouvoir politique : c’est un pouvoir d’injonction ou de coercition qui repose sur la contrainte physique, morale ou juridique ;
  • le pouvoir d’influence : c’est un pouvoir qui recourt à la persuasion (voire à la manipulation) ou qui résulte de l’action d’une autorité légitime.

2/ Le pouvoir est une dimension inséparable de toute société humaine. Mais dans les sociétés démocratiques contemporaines, le pouvoir politique est un monopole de l’Etat.


A/ Le pouvoir apparaît comme une dimension indépassable de la vie sociale. L’idée d’une société sans pouvoir, c’est-à-dire où toutes les interactions seraient strictement symétriques semble très largement illusoire. Dans Anthropologie politique, Balandier écrit : "pas de société sans pouvoir politique, pas de pouvoir sans hiérarchies, et sans rapports inégaux instaurés entre les individus et les groupes sociaux". Cela vient du fait qu’au sein de chaque société, il existe une compétition entre les individus et que le pouvoir politique est le moyen de la contenir et de la réguler. Le pouvoir politique établit une hiérarchie et la fait respecter au moyen de garanties et de sanctions juridiques ou non.

Mais pour être efficace, le pouvoir doit être accepté. C’est le sens de la distinction opérée par Weber entre la puissance et la domination. Max Weber dans Economie et société distingue :
  • la puissance (Macht) : elle "signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance" ;
  • la domination (Herrschaft) : "signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé".

Le concept de domination suppose donc un certain consentement à l’obéissance. Ce consentement repose sur le fait que l’ordre reçu est considéré comme légitime. Max Weber construit aussi trois idéaux-types de la légitimité :
  • traditionnelle : repose sur "la validité de ce qui a toujours été", sur la croyance dans la sainteté des traditions ;
  • charismatique : s’appuie sur les qualités exceptionnelles reconnues à un héros ou à un chef ;
  • légale-rationnelle : elle repose sur la légalité des règlements, leur validité formelle, leur dimension rationnelle.

C’est cette dernière forme de légitimité, la légitimité légale-rationnelle, qui caractérise le plus nos sociétés démocratiques (même si elle n'a pas supplanté totalement les deux autres idéaux-type de légitimité).


B/ S’il n’existe pas de société sans tensions ni conflits, alors une société ne peut exister que si elle met en place des procédés de résolution de ces tensions et de règlements des conflits (que ces procédés coercitifs ou non). C’est tout l’enjeu du pouvoir politique qui désigne la capacité de prononcer des sanctions concernant la vie de l’ensemble d’une communauté humaine (une population vivant sur un territoire). Dans les sociétés modernes, cette fonction est remplie par l'Etat.

Selon la définition qu’en donne Max Weber dans Le savant et le politique, l’Etat est "une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé (…), revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime". L'Etat est donc l'institution qui va détenir la capacité exclusive de recourir à la violence physique. Mais il ne détient pas l'ensemble du pouvoir politique. Selon Pierre Clastres, qui a étudié les sociétés sans Etat, les chefs des tribus amérindiennes exercent bien un pouvoir politique, mais ce pouvoir n’est pas institutionnalisé. Tout pouvoir politique n’est donc pas un Etat, mais tout Etat est un pouvoir politique. 

Pour éviter que le pouvoir de l'Etat devienne excessif, c'est-à-dire absolu, il est possible d’encadrer son activité par la mise en place de normes juridiques qu’il devra respecter. C’est ce qu’on appelle l’Etat de droit. C'est en ce sens que l'on peut comprendre l'importance de la discussion, initiée par Montesquieu, sur la manière de limiter le pouvoir politique en faisant en sorte qu'il existe un équilibre des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.


C/ La légitimité de l’Etat de droit est une légitimité légale-rationnelle. Mais on pourrait dire que, dans les sociétés démocratiques, la domination de celui-ci repose moins sur l’autorité de la loi que sur sa capacité à se justifier rationnellement.

Hannah Arendt décèle dans le monde moderne l'existence d'une "crise de l'autorité" correspondant à l'effondrement du triptyque romain : tradition, religion, autorité. Dans « Qu’est-ce que l’autorité » (in La crise de la culture) considère que l'autorité n'est pas une forme de pouvoir. Selon elle,  "l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué". Elle considère également que "l'autorité est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation". 

Elle invite donc à distinguer :
  • la contrainte : elle suppose le recours à la force ;
  • la persuasion : le recours à l’argumentation suppose une égalité entre les individus ;
  • l’autorité : elle fonctionne seulement si les individus partagent un même système de valeurs et reconnaissent la hiérarchie qu’il implique.

Le sociologue Français Dubet prend ses distances avec l'affirmation d'une crise de l'autorité. Selon lui, l'autorité n'est pas en crise, mais dans les sociétés démocratiques, sa légitimité repose sur sa capacité à se justifier rationnellement : "toute autorité doit être en mesure de se justifier, de démontrer qu’elle efficace et juste ; l’autorité du texte sacré laisse la place à celle du doute scientifique, celle de la tradition scientifique décline devant celle de la création, celle du statut hérité devant celle de la compétence acquise". Pour Dubet, cette nécessaire justification est le mode normal d’exercice de l’autorité dans les sociétés démocratiques.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire