dimanche 5 décembre 2010

Les enjeux historiques d’une délimitation du domaine de la loi

L'un des premiers apports du droit constitutionnel au droit administratif consiste à déterminer les matières incombant au législateur (qui vote la loi) et celles propres au gouvernement (s'occupe de l'exécution de la loi via les règlements). Mais à l'origine, il n'existait pas de délimitation précise du domaine de la loi et du domaine du règlement. La conception française initiale correspondait à un légicentrisme fort conduisant à une non limitation du pouvoir législatif. Or l'expérience des IIIe et IVe Républiques a montré que l'omnipotence du Parlement finit toujours par se retourner contre lui. A chaque fois, il se trouve obligé de renoncer à ses compétences pour les déléguer au Gouvernement dans des conditions politico-juridiques douteuses. L'histoire constitutionnelle enseigne ainsi qu'il est de l'intérêt du bon fonctionnement des pouvoirs publics et du législateur lui-même d'établir une distinction entre le domaine de la loi et le domaine du règlement, ce dont la Constitution de la Ve République a tenu compte.


1/ La tradition constitutionnelle de la France s'inscrit dans un légicentrisme fort selon lequel la loi peut s'étendre à toute matière. 


A/ La conception française légicentriste a pour principale conséquence de considérer que la souveraineté du Parlement peut s'exercer sur tout sujet, quelle que soit son importance. Autrement dit, rien ne borne le domaine de la loi : il n'est pas de matière que le législateur ne puisse évoquer. L'art. 6 DDHC dispose que "la loi est l'expression de la volonté générale" et fait ainsi de la loi le médium légitime de toute intervention publique. Dans une telle conception, le pouvoir réglementaire n'est alors qu'un pouvoir dérivé de l'intervention parlementaire.


B/ Historiquement, la Constitution de l'an VIII, qui correspond à la période du Consulat (1799-1802), prévoie que le Gouvernement propose les lois et fait les règlements nécessaires pour assurer leur exécution. La distinction entre pouvoir législatif et pouvoir réglementaire n'est pas de matière, mais de niveau : la loi fixe des normes sur tout sujet qu'il plaît au législateur de traiter et le règlement assure ensuite la mise en application des mesures arrêtées par la loi. Cette période se caractérise par un exécutif puissant et un législatif divisé entre trois assemblées (Sénat, Tribunat et Corps législatif) qui s'apparentent davantage à des chambres d'enregistrement plutôt qu'à un véritable pouvoir parlementaire.


C/ Avec les lois constitutionnelles de 1875, la IIIe République se met en place et procède à une approche par niveau redoublé d'une distinction par matière entre la loi et le règlement. La jurisprudence correspondant à cette période consacre :
  • une matière réservée à la loi (CE, 1906, Babin) ;
  • un pouvoir réglementaire autonome (CE, 1919, Labonne).
a) La jurisprudence administrative dégage tout d'abord certaines matières réservées à la loi. La loi peut s'intéresser à toute question, mais il y a des sujets pour lesquels elle a seule compétence et sur lesquels le pouvoir réglementaire ne doit pas intervenir. Sur ces questions, seul le législateur est habilité à édicter des règles et le Gouvernement se borne à en assurer l'exécution.

Dans CE, 1906, Babin, quatre grandes matières de compétence exclusive du législateur apparaissent :
  • le régime des libertés publiques ;
  • l'état des personnes ;
  • la détermination des impôts ;
  • la définition des crimes et des délits.
b) La jurisprudence administrative reconnaît, en outre, l'existence d'un pouvoir réglementaire autonome, c'est-à-dire d'une sphère pour le règlement indépendante du pouvoir législatif : le pouvoir exécutif prend les mesures générales nécessaires à l'ordre public et au bon fonctionnement des services publics, même en l'absence de dispositions législatives.

Dans CE, 1919, Labonne, le CE admet la légalité d'un décret par lequel le président de la République crée la première version du permis de conduire sans que le législateur soit intervenu au préalable. Selon l'arrêt Labonne, "il appartient au Chef de l'Etat, en dehors de toute délégation législative et en vertu de ses pouvoirs propres, de déterminer celles des mesures de police qui doivent être appliquées sur l'ensemble du territoire". Le sieur Labonne, qui s'était vu retiré son permis de conduire par un arrêté préfectoral faisant application d'un décret du président de la République, contesta la légalité du décret au motif que le président ne tenait son pouvoir d'édicter un règlement concernant la sécurité routière d'aucune disposition législative. Le CE répondit que ce pouvoir lui était conféré par les lois constitutionnelles qui confiaient au chef de l'Etat le soin de veiller à l'exécution des lois, donc au bon ordre et à la sécurité publique. Sous la IIIe République, le pouvoir exécutif classique d'exécution des lois se double d'un pouvoir réglementaire autonome permettant au Chef de l'Etat de prendre des mesures nécessaires à l'ordre public.


2/ Cette répartition du domaine de la loi et du règlement apparaît néanmoins comme insatisfaisante du fait de la non limitation du domaine de la loi.


A/ Dans la seconde partie de la IIIe et sous la IVe République, se développe la pratique des décrets-lois.

Un décret-loi est un acte de gouvernement pris en vertu d'une habilitation législative dans un domaine relevant normalement de la compétence de la loi. Il s'agit donc d'une délégation du pouvoir législatif au pouvoir réglementaire.

Le recours à cette pratique sous le régime de la IIIe République s'explique par deux phénomènes :
  • le législateur ayant une capacité d'intervention sur tous les sujets, il se produit un phénomène d'engorgement du Parlement qui conduit à la paralysie des pouvoirs publics ;
  • les difficultés économiques lors des années 30 contraignent à prendre des mesures rapides et impopulaires, ce qui pousse le Parlement à déléguer ses compétences au Gouvernement.
La pratique de la délégation apparaît pendant la Première Guerre mondiale, puis est reprise par Raymond Poincaré pour assurer le rétablissement des équilibres financiers dans la fin des années 20. Elle a ensuite été réutilisée par presque tous les gouvernements dans les années 30.

Un décret-loi nécessite une loi d'habilitation. Elle définit un objectif à atteindre dans un délai précis et laisse ensuite au Gouvernement la possibilité de prendre toutes les mesures nécessaires pour l'atteindre. L'expression "décret-loi" vient du fait que le Gouvernement peut modifier par décret des lois antérieures. Les textes adoptés par le Gouvernement doivent normalement être soumis au Parlement en vue d'une éventuelle ratification, mais le projet de loi de ratification déposé devant les assemblées vient rarement en discussion. Les décrets-lois sans ratification législative restent des actes administratifs pris en vertu d'un élargissement temporaire du pouvoir réglementaire. Ils sont susceptibles de recours devant le CE et leur légalité peut encore être contesté par la voie d'exception d'illégalité. Dans CE, 1973, Sté Librairie François Maspero, le CE s'interroge sur la légalité d'un décret-loi de 1939 relatif aux publications étrangères. Suivant la jurisprudence de la CEDH, il constate l'illégalité du maintien en vigueur de ce décret-loi de 1939 dans CE, 2003, GISTI. Un décret de 2004 l'a finalement abrogé.

Au fil des lois d'habilitation, l'objectif devient de plus en plus largement déterminé, ce qui étend d'autant les pouvoirs du Gouvernement. La pratique des décrets-lois signe l'abandon par le Parlement de ses prérogatives et un éloignement du régime parlementaire. Le vote de la loi de juillet 1940 donnant les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain peut être interprété comme l'aboutissement extrême de cette remise de soi du Parlement. Le renoncement progressif à l'exercice des fonctions législatives peut se lire comme les prémices de l'abandon de la chose publique entre les mains de dirigeants malintentionnés.


B/ Après la Deuxième Guerre mondiale, les constituants de la IVe République ont cherché à proscrire ces renoncements législatifs du Parlement en empêchant l'Assemblée nationale de déléguer son droit de voter la loi. Mais ils se sont attaqués aux effets du mal, sans en guérir l'origine. De fait, le régime parlementaire de la IVe République est, semblablement à la IIIe, marquée par une abondance des textes de lois et par une fragilité des majorités. Les décisions restent toujours aussi difficiles à prendre et l'interdiction de principe posée par la Constitution vite contournée par :
  • la loi du 17 août 1948 : elle définit des matières réglementaires par nature dans lesquelles le Parlement s'interdit lui-même d'intervenir à l'avenir et laisse tout pouvoir au gouvernement (cette loi constitue une première ébauche de la séparation par matière entre loi et règlement que l'on retrouve dans l'art. 34 C de la Ve République) ;
  • le recours aux lois-cadres : ces lois en restent aux principes généraux et laissent une importante marge de manœuvre au pouvoir réglementaire pour assurer leur exécution (il n'y a pas de délégation, mais elles évitent au Parlement de se perdre dans les détails) ;
  • l'élargissement temporaire du pouvoir réglementaire : suggéré par un avis du CE, cette solution doit permettre au législateur d'étendre pour une période déterminée, la compétence du pouvoir réglementaire à d'autres matières. Ce sont comme les décrets-lois, des décrets pris en vertu de lois d'habilitation. Deux limites sont cependant posées : l'extension autorisée ne peut porter que sur des matières que la tradition républicaine réserve à la loi (CE, 1906, Babin) et le législateur doit énumérer précisément les matières sur lesquelles l'élargissement temporaire du pouvoir réglementaire porte (sous la IIIe République, l'habilitation prenait la forme d'un objectif général, sous la IVe République, elle s'exprime par une liste détaillée).
Devant ce nouvel échec, les constituants de 1958 ont cherché un nouvel aménagement dans le cadre plus général de la rationalisation du régime parlementaire et de la clarification des rapports loi/règlement. 

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