lundi 13 décembre 2010

La légalité d’exception

Emeutes à Aulnay-sous-Bois (93),
novembre 2005.
La légalité d'exception (aussi appelée légalité de crise) désigne le régime juridique dans lequel s'exerce l'action publique en cas d'urgence ou de circonstances exceptionnelles. Tout en atténuant le contrôle du juge administratif, cette légalité d'exception ne remet pas en cause l'efficacité des voies de recours car le juge administratif (JA) exerce un contrôle poussé de l'urgence et reconnaît difficilement l'existence de circonstances exceptionnelles. Le JA n'a d'ailleurs pas hésité à considérer la crise algérienne comme insuffisamment grave pour éclipser le principe du droit au recours (CE, 1962, Canal, Robin et Godot). Les limites bien définies des circonstances d'exception ne réduisent donc pas le contrôle du juge au-delà des strictes nécessités.

Il existe quatre principaux régimes de légalité d'exception :
  • l'exercice des pouvoirs exceptionnels ; 
  • la déclaration d'état de siège ; 
  • la déclaration d'état d'urgence ; 
  • la théorie des circonstances exceptionnelles. 


1/ L'exercice des pouvoirs exceptionnels est prévu par l'art. 16 C qui dispose : 
"Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel".
Lors du recours aux pouvoirs exceptionnels, le seul contrôle résulte de l'avis rendu public donné par le Conseil constitutionnel (CC). 

Selon la jurisprudence, la décision de recourir à ces pouvoirs constitue un acte de gouvernement (CE, 1962, Rubin de Servens), un acte de gouvernement étant un acte insusceptible d'être discuté par voie contentieuse. Par cet arrêt Rubin de Servens, le CE fixe le régime juridique des actes pris sur le fondement de l'art. 16 C qui permet au président de la République d'exercer une dictature (proche de celle prévue par le droit romain qui désigne un magistrat extraordinaire détenant l'imperium, c'est-à-dire les pleins pouvoirs, en cas de troubles graves). Il se refuse ainsi à connaître du bien-fondé de la décision du président de la République de recourir à ces pouvoirs. Il se borne simplement à contrôler sa régularité formelle, c'est-à-dire à s'assurer que les autorités mentionnées à l'art. 16 C ont bien été consultées.

Parmi les mesures prises par le président pendant sa dictature, le CE opère une distinction en se fondant sur un critère matériel :
  • les décisions qui relèvent des matières législatives (en partie mentionnée à l'art. 34 C) sont considérées comme des lois (ce qui est le plus fréquent) ; 
  • les autres décisions relèvent du domaine du règlement. 
Si les mesures relèvent de la loi, elles échappent au contrôle du juge (en l'espèce, le sieur Rubin de Servens contesta la décision par laquelle le chef de l'Etat créait un tribunal militaire d'exception, or comme elle relève du domaine de la loi, cette décision est insusceptible de recours). En revanche, si les mesures relèvent des matières réglementaires, elles sont soumises au contrôle du CE (CE, 1964, D'Oriano : annulation d'un décret pris sur le fondement de l'art. 16 C).

Au cours de l'histoire de la Ve République, l'art. 16 C n'a été invoqué qu'une fois, par le général De Gaulle, lors du putsch des généraux le 23 avril 1961 à Alger. Alors que la rébellion ne dura que quelques jours, le président de la République continua de l'appliquer jusqu'au 29 septembre 1961. Par conséquent, le non contrôle de la durée d'utilisation des pleins pouvoirs apparaissait comme une faille potentiellement dangereuse. Cette faille a été comblée en 2008 grâce à la révision constitutionnelle.

La révision de 2008 introduit un contrôle sur la durée de l'utilisation des pouvoirs exceptionnels :
"après trente jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d'examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée" (art. 16 C).


2/ L'état de siège se déroule dans les conditions énoncées à l'art. 36 C
"L'état de siège est décrété en Conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement". 
Il permet le transfert de pouvoirs de police de l'autorité civile à l'autorité militaire, la création de juridictions militaires et l'extension des pouvoirs de police. Il ne peut être mis en œuvre que sur une partie du territoire lorsqu'il y a péril imminent du fait d'une insurrection armée ou d'une guerre. L'état de siège n'a jamais été utilisé au cours de la Ve République.


3/ L'état d'urgence résulte de la loi du 3 avril 1955 selon laquelle :
"L'état d'urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ou des départements d'outre-mer, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique". 
L'état d'urgence est un degré inférieur à l'état de siège, mais fonctionne selon les mêmes modalités. Il est déclaré par décret en Conseil des ministres et il ne peut être prolongé au-delà de 12 jours que par la loi (vote du Parlement français) qui doit en fixer la durée définitive. 

Cette loi a été votée pour faire face aux évènements liés à la Guerre d'Algérie. Elle a été réutilisée depuis à plusieurs reprises, notamment en 1984 en Nouvelle-Calédonie et en 2005, lors des émeutes dans les banlieues de France métropolitaine. Le Conseil constitutionnel (CC, 1985, Loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie) et le Conseil d'Etat (CE, 2006, Rolin et Boisvert) ont jugé que cette loi de 1955 restait en vigueur sous la Constitution de 1958.


4/ La théorie des circonstances exceptionnelles a été dégagée par la jurisprudence (CE, 1919, Dame Dol et Laurent) et admet que les règles habituelles peuvent se trouver assouplies, voire abolies, par les nécessités liées à des circonstances exceptionnelles. Cette théorie permet au JA de reconnaître, en dehors  de tout texte, la possibilité aux administrations d'apporter des restrictions plus importantes aux libertés (notamment en temps de guerre : CE, 1918, Heyriès). 

Les circonstances exceptionnelles renvoient à toute perturbation grave de la vie sociale entraînant l'impossibilité pour les pouvoirs publics de respecter toutes les exigences de la légalité. Selon cette théorie, il est possible, en cas de périls graves, de déroger momentanément à la légalité afin de rétablir l'ordre et donc le fonctionnement effectif de la légalité. Ces circonstances exceptionnelles existent surtout en période de guerre comme dans les arrêts Heyriès et Dame Dol et Laurent, mais aussi en cas de grève générale des chemins de fer (CE, 1947, Jarrigion) ou de menace d'éruption volcanique (CE, 1983, Félix Rodes).

Cette jurisprudence permet d'atténuer ou d'écarter, en fonction des circonstances :
  • les règles de formes : une autorité non compétente pourra édicter certains actes qui seront considérés comme valides (CE, 1948, Laugier) ; 
  • les règles de fond : des mesures qui en temps normal pourraient être considérées comme des voies de fait peuvent être jugées valides (CE, 1947, Bosquain : incarcération sans l'intervention d'un juge). 
De telles dérogations à la légalité s'appliquent peu fréquemment. Le juge administratif exerce un contrôle strict de :
  • l'existence même des circonstances exceptionnelles ; 
  • la proportionnalité des mesures par rapport à la gravité de la crise ; 
  • la durée de la crise rapportée à la durée de l'état d'exception. 
A titre d'exemple, s'il a qualifié les événements de mai 1968 de "circonstances particulières", dispensant ainsi le ministre de l'Education nationale de certaines consultations, il n'a pas reconnu le caractère de circonstances exceptionnelles justifiant une modification de la répartition des compétences entre les autorités administratives (CE, 1969, CCI de Saint-Etienne). 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire