vendredi 3 décembre 2010

Le pouvoir des juges

Le pouvoir des juges renvoie aux compétences et à l'autorité des juges. Les juges sortent renforcés de la construction européenne, notamment sous l'action du droit européen et de l'autorité de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui siège à Strasbourg. Non seulement la CEDH renforce les droits fondamentaux des justiciables dans leur relation avec les juridictions nationales (droit au recours, droit au procès équitable), mais en plus, elle contribue à étendre l'Etat de droit en élargissant le champ de contrôle appartenant aux juges.   


1/ Les juges bénéficient de la force de la proclamation du droit au procès équitable et du droit au recours effectif prononcé par la CEDH.


A/ Le droit au procès équitable se trouve garanti à l'art. 6 CEDH en ces termes : 
"toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi".
Le droit à un procès équitable recouvre le droit à une audience publique devant un tribunal indépendant et impartial (art. 6 § 1), la présomption d'innocence (art. 6 § 2), et d'autres droits secondaires (art. 6 § 3 : du temps et des facilités pour préparer sa défense, l'assistance d'un avocat, la possibilité de faire interroger des témoins, l'assistance gratuite d'un interprète).


B/ Le droit au recours effectif est garanti à l'art. 13 CEDH :
"toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles"
Le droit au recours effectif renvoie à la possibilité pour tout requérant dont le pays est signataire de la Convention d'obtenir un recours devant une instance nationale en cas de violation de droits protégés par elle.

L'art. 6 § 1 CEDH implique également un droit au recours de manière générale pour toute personne se sentant lésée dans ses droits. Le Conseil constitutionnel (CC) juge ainsi qu'une loi adoptée pour priver d'effet un arrêt de la CJUE et une décision du Conseil d'Etat (CE) porte "atteinte au principe de séparation des pouvoirs et à la garantie des droits" et méconnaît, dès lors, la Constitution "sans qu'il soit besoin d'examiner les motifs d'intérêt général qui l'inspirent" (CC, 2005, Loi de finances rectificative pour 2005).

Sur cette base, le droit au recours a été repris par plusieurs juridictions
  • CE, 1950, Mme Lamotte : le CE érige le droit au recours comme un principe général du droit (PGD) ; 
  • CJUE, 1986, Mme Johnson : la CJUE reconnaît le droit au recours comme un principe général du droit communautaire (PGDC) ; 
  • CC, 1986, Loi relative à la liberté de communication : le CC reconnaît le droit au recours comme un principe à valeur constitutionnelle. 

2/ La CEDH joue un rôle primordial dans l'extension du pouvoir des juges, notamment en renforçant ses moyens de contrôle et en élargissant le champ des actes faisant grief. 


A/ Le contrôle de conventionnalité, c'est-à-dire le contrôle de la conformité des lois par rapport aux traités, est exercé par les juridictions ordinaires (juge judiciaire et juge administratif) sous le contrôle de la Cour de Cassation (Cass) et du Conseil d'Etat (CE). 

En 1975, le Conseil constitutionnel s'est déclaré incompétent pour l'exercer (CC, 1975, Loi relative à l'IVG). La Cour de Cassation avait accepté de l'effectuer quelques mois seulement après la décision du Conseil constitutionnel (Cass., 1975, Sté des Cafés Jacques Vabre). En revanche, le CE a continué à suivre sa jurisprudence dite "des semoules" (CE, 1968, Syndicat des fabricants de semoules de France), en refusant de prendre en compte la supériorité des traités sur les lois votées postérieurement à ces traités. Ce n'est que suite à l'arrêt Nicolo, (CE, 1989, Nicolo), que le CE réalise un revirement de jurisprudence, et accepte de contrôler la compatibilité d'une convention, en l'espèce, la CEDH, avec la législation française. A partir de cet arrêt, le contrôle de conventionnalité devient une tâche quotidienne des juridictions administratives : elles sont désormais habilitées à écarter toute loi qu'elles estiment contraire à une convention. Le droit européen a donc fait des juridictions nationales l'échelon de droit commun d'application de ses normes, ce qui les investit d'une nouvelle mission.

On peut mentionner à ce titre l'exemple britannique qui est un bon enseignement de la manière dont le droit européen accroît le pouvoir des juges nationaux. En 2006, la Chambre des Lords, dans son rôle de juridiction suprême du Royaume-Uni, a écarté l'application de dispositions de la loi antiterroriste de 2001 portant des atteintes excessives à la liberté individuelle au regard de la CEDH. Pourtant au Royaume-Uni, il existe une forte tradition de souveraineté de la loi votée par le Parlement. C'est la première fois qu'une loi adoptée par le Parlement de Westminster se trouve ainsi mise en échec devant le juge du fait de son incompatibilité avec une convention internationale.


B/ Le droit européen est aussi pour partie à l'origine des évolutions de jurisprudence qui renforcent le contrôle du juge. 

Dans CE, 1990, GISTI, le CE tient compte des exigences de la CEDH et estime que le juge administratif peut interpréter les traités.


C/ Sous l'impulsion de la CEDH, des évolutions notables de jurisprudence favorables aux libertés individuelles sont aussi à signaler : 
  • CE, 1995, Marie : s'agissant des prisons, une punition de cellule doit désormais être considérée comme une décision faisant grief (tout acte administratif qui atteint les droits des administrés doit normalement être considéré comme faisant grief, c'est-à-dire ouvrant la possibilité pour un justiciable de faire un recours pour excès de pouvoir devant un juge) ; 
  • CE, 1995, Hardouin : s'agissant des casernes, les punitions infligées aux militaires telles que la mise aux arrêts sont des décisions faisant grief ; 
  • CE, 2003, Saïd Remli : un détenu peut désormais faire un recours contre une mesure de mise à l'isolement. Pour l'avoir refusé, la France a été condamnée en 2005 par la CEDH (selon CE, 1996, Fauqueux, une mesure de mise à l'isolement était considéré comme une mesure d'ordre intérieur n'ouvrant pas droit au recours pour excès de pouvoir) ; 
  • CE, 2007, Garde des Sceaux c/ Bassouar : élargissement du droit au recours des détenus à certaines décisions de changement d'affectation.

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