Au sein de l’Union européenne, l’articulation entre l’ordre communautaire et l’ordre national est réalisée par les cours suprêmes de chaque Etat :
- dans l'ordre communautaire, un Etat ne peut opposer sa propre Constitution pour faire échec ni au droit communautaire (conformément à la jurisprudence de la CJUE : CJUE, 1964, Costa c/ ENEL et CJUE, 1978, Simmenthal), ni à la CEDH ;
- dans l'ordre national cependant, c'est la primauté des principes constitutionnels qui s'affirme.
Certes, chaque Etat assure cette articulation à sa manière, mais il existe néanmoins un certain nombre de points communs dont deux principaux.
1/ Les cours suprêmes nationales ne s'interrogent pas sur la conformité du droit communautaire dérivé avec les droits fondamentaux proclamés par le droit constitutionnel national tant qu'ils sont aussi protégés par le droit communautaire.
A/ Concernant la France, la Constitution garantit la participation de ce pays à l'UE. L'art. 88-1 C dispose que :
"la République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leur compétences" (art. 88-1 C issu de la révision constitutionnelle de 1992).
S'appuyant sur cet article, le Conseil constitutionnel (CC) estime que "la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle" (CC, 2004, Loi pour la confiance dans l'économie numérique). Il ajoute qu'il appartient au seul juge communautaire de contrôler le respect par une directive communautaire d'une loi de transposition.
Lorsqu'un conflit de droit existe entre une loi de transposition et une directive, le juge communautaire doit être saisi d'une question préjudicielle. La question préjudicielle est une question juridique posée lors d'un procès par un tribunal d'un ordre donné à un tribunal appartenant à un ordre différent pour mieux régler la question principale qui lui est soumise.
B/ En cas de difficulté sérieuse (d'interprétation), le juge judiciaire et le juge administratif peuvent lever un doute éventuel sur la conformité d'une directive à un principe constitutionnel effectivement protégé en droit communautaire en posant une question préjudicielle à la CJUE (ce que ne fait pas le CC). C'est la CJUE qui tranche, car elle considère qu'elle est seule compétente pour déclarer invalide un acte de droit dérivé (CJUE, 1987, Foto Frost). Du fait du champ large couvert par le droit communautaire et le nombre important de lois prises pour transposer les directives, cette jurisprudence joue dans de nombreux cas.
C/ Quant au CC, il refuse de se prononcer sur la conformité d'une loi de transposition qui se borne "à tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises" d'une directive (CC, 2004, Loi pour la confiance dans l'économie numérique). Ainsi une directive inconditionnelle et précise constitue un écran entre la Constitution et la loi.
Dans la même décision, le CC émet toutefois une réserve nationale lorsqu'il existe "une disposition expresse de la Constitution" qui fait obstacle à la transposition en droit interne d'une directive. Cette réserve lui conserve encore une large mesure d'appréciation.
D/ Deux jurisprudences, l'une du CE, l'autre du CC, assurent largement la suprématie du droit communautaire. Elles réaffirment toutes les deux que la transposition correcte des directives est un impératif de valeur constitutionnelle du fait de l'art. 88-1 C.
- CE, 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine : à propos d'un moyen tiré de ce qu'un décret assurant la transposition d'une directive précise et inconditionnelle méconnaîtrait un principe de valeur constitutionnelle, le juge administratif (JA) doit dans un premier temps rechercher si ce principe est protégé de manière effective dans l'ordre juridique communautaire :
- si oui, le JA doit rechercher si la directive transposée par le décret contesté est conforme à la règle ou au principe général du droit communautaire en cause. Le JA écarte le moyen invoqué en l'absence de difficulté sérieuse (c'était le cas en l'espèce). S'il y a difficulté sérieuse, une question préjudicielle doit être posée à la CJUE ;
- sinon (c'est-à-dire si le principe constitutionnel invoqué n'est pas protégé de manière effective par une règle ou un principe général du droit communautaire), le juge national peut examiner directement la question de la conformité du décret litigieux à ce principe constitutionnel propre au droit national ;
- CC, 2008, Loi relative aux OGM : le CC donne pour la première fois un effet différé à une censure de dispositions législatives dont la déclaration immédiate d'inconstitutionnalité aurait été de nature à compromettre l'exigence constitutionnelle de transposition des directives. Cette décision fixe au 1er janvier 2009 la date d'effet de la déclaration d'inconstitutionnalité qu'elle prononce, ce qui donne le temps au législateur de remplacer les dispositions de transposition jugées contraires à la Constitution.
2/ Les cours suprêmes se réservent toutefois le droit de faire valoir une spécificité nationale pour l'application effective de droits fondamentaux garantis par leur Constitution, mais pas au niveau du droit communautaire.
A/ Dans CC, 2006, Loi relative au droit d'auteur, après avoir réaffirmé qu'il lui appartenait de veiller au respect de l'exigence constitutionnelle de transposition des directives posée à l'art. 88-1 C, le CC précise davantage son rôle en l'encadrant par deux limites :
- la transposition d'une directive ne peut pas aller à l'encontre d'un principe inhérent à "l'identité constitutionnelle de la France" sans le consentement du constituant ;
- la déclaration de non-conformité à l'art. 88-1 C ne peut se faire que d'une disposition législative "manifestement incompatible" avec la directive qu'elle doit transposer. Le contrôle de la loi par rapport à la directive est introduit, mais il est limité à l'incompatibilité manifeste.
Par conséquent, une loi de transposition qui se borne à reprendre une directive est à l'abri de toute critique constitutionnelle tant qu'elle ne heurte pas l'identité constitutionnelle de la France. Dans le cas contraire, il revient au CC de décider.
Pour l'essentiel, les droits fondamentaux consacrés au niveau constitutionnel et garantis par le droit communautaire se recoupent, même si les deux ensembles ne coïncident pas complètement. Il subsiste ainsi une réserve de compétence nationale que le CC définit en référence à l'identité constitutionnelle de la France dans l'hypothèse où un droit constitutionnel français n'aurait pas de protection effective en droit communautaire. Cette hypothèse est peu fréquente. Elle sera encore réduite lorsque la Charte des droits fondamentaux aura valeur de droit positif (cette Charte a été signée en 2000 par l'UE, elle ne doit pas être confondue avec la CEDH). Mais cette hypothèse n'est pas exclue (cf. la laïcité et la continuité du service public n'ont pas d'équivalent en droit communautaire).
B/ Concernant les autres cours suprêmes des pays faisant partie de l'Union européenne :
- en Allemagne : par la jurisprudence So lange, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe juge qu'elle n'a pas à s'interroger sur la conformité du droit communautaire dérivé avec les droits fondamentaux proclamés par la Loi fondamentale allemande (équivalent de la Constitution) tant que ceux-ci sont effectivement protégés par le droit communautaire (raisonnement voisin de la France) ;
- en Italie : par l'arrêt Fragd (1989), la Cour constitutionnelle italienne consacre la suprématie du droit communautaire, sous la seule réserve des "principes suprêmes de l'ordre constitutionnel italien" (proche de l'identité constitutionnelle de la France).
C/ La réserve nationale n'est toutefois pas retenue lorsque c'est la méconnaissance d'un texte de droit communautaire dérivé des droits garantis par la CEDH qui est invoquée. C'est en tout cas ce que montre l'arrêt CE, 2008, Conseil national des barreaux. Le CE reprend la jurisprudence de la CJUE et constate que, dans l'ordre juridique communautaire, les droits fondamentaux garantis par la CEDH sont protégés en tant que principes généraux du droit communautaire (PGDC). C'est donc au juge national de vérifier qu'une directive est compatible avec les droits fondamentaux proclamés par la Convention.
Deux possibilités :
- soit il n'existe pas de difficulté sérieuse : le juge national s'occupe d'écarter le moyen invoqué ;
- soit il y a une difficulté sérieuse : il pose alors une question préjudicielle à la CJUE. En l'espèce, dans l'arrêt Conseil national des barreaux, comme la Cour d'arbitrage de Belgique avait déjà formulé une telle question, le CE a pu se prononcer sans un nouveau renvoi préjudiciel (dialogue entre les Cours suprêmes et la CJUE). Il existe ainsi une communauté des principes appliqués. Au travers des PGDC, l'ensemble des droits affirmés par la CEDH est repris au niveau communautaire. Le droit dérivé doit donc respecter ces droits. En cas de difficulté sérieuse, seule la CJUE se prononce.
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